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in 2011 with funding from
University of Toronto
http://www.archive.org/details/unspiritualismesOOblan
UN SPIRITUALISME SANS DIEU
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SANS DIEU
EXAMEN DE LÀ PHILOSOPHIE DE M. VACHEROT
PAR
L'Abbé Ei.ie BLANC
Professeur de PliilosopJiie aux l-\7cullcs cJllioli.jucs Je I.yan
(Extrait de la C o n t r o \' e r s e et le C o n t e m p o r a i n )
L YO ^TVC
IMPRIMERIE ET LIBRAIRIE VITTE & PERRUSSEL
5 8, RTE SAI. A ET PLACE BELI, ECOUR, 3 ET 5
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UN
SPIRITUALISME SANS DIEU
Examen de la Philosophie de M. VACHE ROT
Il est des vérités si bien liées entre elles, qu'il paraît
impossible d'en rejeter une seule sans abandonner par là
même toutes les autres. Telles sont, par exemple, la spiri-
tualité de l'àme, le caractère absolu de la vérité, du bien,
du devoir, et par-dessus tout l'existence de Dieu. Il semble
qu'en révoquant en doute cette dernière vérité, vjers laquelle
toutes les autres convergent, on doive hésiter également sur
toutes les vérités fondamentales en métaphysique, en mo-
rale, en psychologie. Car si Dieu n'existe pas, si l'Etre des
êtres, l'absolu par essence, n'est qu'une idée éphémère de
notre esprit, ou tout au plus une réalité vague et incon-
sciente qui prend toutes les formes dans la nature, com-
ment les concepts du vrai, du beau, du bien moral et, par
là même, du devoir, répondraient-ils à un objet absolu ? Oté
le vrai subsistant, que devient la vérité dont s'éclaire notre
h UN SlMRirrAI.lSMl- SANS DIEU
intelligence : Oté le bien subsistant, que devient celui qui
attire sans cesse notre volonté ? Il n'}' a pas de loi morale
sans un législateur suprême, et le devoir ne se conçoit pas
sans un premier droit vivant.
Les vérités psychologiques ne sont pas moins compro-
mises que les vérités métaphysiques et morales. Car, si
l'absolu disparaît du champ de nos spéculations, s'il ne
nous est plus permis de l'atteindre, même aux heures trop
rares où notre esprit croit s'élever au-dessus de tout ce qui
est sensible et contempler ce qui ne passe pas, quelle raison
nous reste-t-il de supposer en nous une faculté distincte
des sens ? Si Tabsolu n'est pas, pourquoi aurions-nous la
l'acuité de le découvrir, de l'atteindre, de le connaître? Or,
cette faculté, c'est précisément l'intelligence ou la raison,
qui distingue l'homme.
L'existence de Dieu nous apparaît donc comme une vérité
centrale, importante entre toutes : la ps3xhologie, la mo-
rale, la métaph3^sique sont menacées dans leurs principes,
si cette existence est positivement révoquée en doute. Il est
vrai qu'on peut faire abstraction de l'existence de Dieu en
traitant de ces sciences ; mais on ne peut la nier ni rien
construire de solide sur cette négation. Toutes les sciences
philosophiques supposent Dieu ou le démontrent de
quelque manière, sous peine de ne pas conclure.
Mais telle n'est point la manière de voir de beaucoup de
philosophes de ce temps. On s'efforce aujourd'hui de sépa-
rer la cause de Dieu et de la religion de celle de la science.
Les mieux intentionnés, parmi ceux qui poursuivent ce
dessein, nous affirment que la religion et la science ont tout
à gagner dans cette séparation, qui s'imposerait de plus en
plus. Que la religion, que la théologie qui est son organe
se désintéresse donc de la psychologie, de la métaphysique
et de la morale scientifique, car elle ne peut que les com-
promettre ou se compromettre elle-même. Elle sera com-
promise, si elle s'implique dans des théories de métaphy-
sique et de psychologie ; car il n'est rien de plus contesté
aujourd'hui que la métaphysique, et, d'autre part, la ps}^-
chologie est une science à refaire, elle vient à peine de
U\ SPIRITUALISME SANS DIKU 7
découvrir sa méthode. A son tour la théologie compromet-
trait la morale, en voulant se la subordonner ; car la mo-
rale est la plus incontestée des sciences : la théologie, au
contraire, n'est pas moins discutée que les religions.
Cependant, nous n'hésiterons pas à soutenir que toutes
les sciences philosophiques et religieuses doivent s'allier
ensemble et s'éclairer mutuellement. S'il n'est pas permis,
ni même possible aujourd'hui, de les confondre, il n'est pas
permis non plus de les séparer. Aucune d'elles ne peut se
désintéresser impunément des autres. Tout se tient, tout
s'enchaîne dans les connaissances, aussi bien que dans la
nature. L'union est même d'autant plus étroite que les
connaissances sont plus élevées, et qu'elles ont pour objet
ce qu'il y a de plus profond dans la réalité. Ce n'est pas en
se rapprochant du centre qu'on doit moins céder à l'attrait
de l'unité : ce n'est pas en généralisant ses vues qu'on doit
borner et rétrécir ses intentions. Les savants devraient
moins s'ignorer les uns les autres ; ils ne peuvent sans dan-
ger se désintéresser des principes et des conclusions qui ne
leur appartiennent pas directement. Viendra le moment où
ces principes et ces conclusions seront tournés contre eux,
et ils seront condamnés avant d'avoir été entendus. Aucune
science philosophique en particulier, la morale peut-être
moins que les autres, ne peut se désintéresser de la théo-
dicée. Il n'en est pas une qui puisse se flatter de résister
victorieusement à toutes les attaques, si elle n'invoque ou
ne suppose tôt ou tard l'existence de Dieu. Mous nous pro-
posons aujourd'hui de le constater particulièrement pour la
psychologie.
Le spiritualisme peut-il s'affranchir de la théodicée ou
dénaturer cette science ? Peut-il aboutir impunément à la
négation d'un Dieu réel et personnel, pour ne retenir et ne
proposer au culte de l'âme qu'un Dieu idéal, ou du moins
indéterminé et inconscient ? Nous ne le croyons pas. Le
spiritualisme, c'est-à-dire cette doctrine psychologique qui
élève la raison au-dessus des sens et lui promet la même
immortalité qu'à son objet qui est immuable, implique
nécessairement l'existence d'un Dieu digne de ce nom. Il
s UN SPIRITIALISMI-: SANS 1)1 KT
n'v a pas d esprit sans le Père des esprits. Ainsi Tavait com-
pris Victor Cousin : « Notre vraie doctrine, écrivait-il,
notre vrai drapeau est le spiritualisme... Elle enseigne la
spiritualité de Tàme, la liberté et la responsabilité des ac-
tions humaines, l'obligation morale, la vertu désintéressée,
la dignité de la justice, la beauté de la charité, et, par delà
les limites de ce monde, elle montre un Dieu auteur et type
de l'humanité, qui, après Tavoir faite évidemment pour une
fin excellente, ne l'abandonnera pas dans le développement
mystérieux de sa destinée, 'i; »
Telle n'estpas Topinion de M.Vacherot, d'ailleurs si fidèle,
sous d'autres rapports, à l'esprit de l'école éclectique [2]. Ses
(i) i5 juin i853. Avant-propos du TVj/, du Beau et du Bien.
(2) M. Vacherot est né à Langres en 1800. Il entra à rÉcolc nor-
male en 1827, professa quelque temps la philosophie en province, fut
reçu agrégé en i833, docteur en i836, et choisi par Cousin, l'année
suivante, comme directeur des études à l'Ecole normale II remplit en
même temps les fonctions de maître des conférences de philosophie
et suppléa Cousin, en 1839, dans sa chaire de la Sorbonne. Son
ouvrage principal, Histoire critique de l'école d'Alexandrie., 3 vol. in-8°,
fut publié de 1846 à i85i. Ses opinions philosophiques furent vive-
ment combattues par l'abbé Gratry, aumônier de l'École, qui donna
sa démission. Le directeur lui-même fut mis en disponibilité en i85i,
et, l'année suivante, avant refusé le serment à l'Empire, il fut déclaré
démissionnaire. Ses opinions politiques ont été exposées notamment
dans La Démocratie (1859), ouvrage qui eut un grand retentisse-
ment et valut à son auteur une sévère condamnation et la privation de
ses droits politiques, maintenue jusqu'en 1870. En 1868, ^I. Vacherot
a remplacé Cousin à l'Académie des sciences morales et politiques.
Maire du V*^ arrondissement de Paris pendant le siège, il fut élu
représentant de la Seine à l'Assemblée nationale, où il siégea au
centre gauche. Il soutint la loi de la liberté de l'enseignement supé-
rieur. — Outre les deux ouvrages signalés plus haut, on a encore de
lui : Théorie des premiers principes suivant Aristote, et De rationis
auctoritate (i836), thèses ; la rédaction de deux volumes du Cours
d'histoire de la philosophie au xviii« siècle, professé par Cousin en
1819 et 1820; École sensualiste (1839) et Ecole écossaise [i^^o] \
une Introduction au cours d'histoire de la philosophie morale au
xix« siècle, du même professeur (1841) ; une Lettre à M. l'abbé Gratry,
en réponse à VEtude sur la sophistique contemporaine [l'èli] ; la Méta-
physique et la Science (i858), 2 vol.; Essais de philosophie critique
(1864); \di Religion (18681 : la Science et la Conscience (1870); divers
articles dans \e Dictionnaire des sciences philosophiques, ô.e M. Franck,
dans la Revue des D^ux-Mondes, etc, ; enfin le Nouveau Spiritua-
lisme (1884^, qui fait l'objet principal de cette étude.
i:X SPIKM rUAlJSMK SANS DIKU ()
opinions philosophiques ne datent pas délier. Après une
longue et laborieuse carrière consacrée tout entière à la phi-
losophie, il peut avoir la satisfaction, bien triste à certains
égards, de se dire qu'il n'a pas change : (c J'étais libre pen-
seur, écrit-il, quand le nom était plus iK)blement porté. Je
garde ce nom, dont pouvaient s'honorer les sincères amis de
la liberté, alors qu'il y avait pour eux quelques risques à
courir. » Mais M. Vacherot n'est pas seulement un libre
penseur. Son rationalisme, qui lui est commun aujourd'hui
avec tant d'autres philosophes, n'a pu s'arrêter même au
déisme. Tandis que Cousin et la plupart de ses successeurs
établissaient l'existence d'un Dieu réel et personnel, M. Va-
cherot s'est refusé obstinément à partager leur théodicée.
Nous dirons pourquoi, dans la suite de cette étude. Toute-
fois, en se séparant des philosophes de son école sur ce
point capital, il n'en est pas moins resté un partisan décidé
du spiritualisme et de la morale du devoir, un défenseur
déclaré de la métaphysique contre le mépris et les entre-
prises du positivisme. Dans le Noin>eau Spiritualisme^ qui
vient de sortir de sa plume, et que l'on peut regarder comme
son testament philosophique, il s'est appliqué à résumer et
à justifier toutes les idées principales auxquelles il a consa-
cré sa vie et ses nombreux écrits.
On ne peut, à la lecture de cet ouvrage où l'auteur a con-
* dense le fruit de ses meilleures réflexions, se défendre de
deux sentiments bien distincts : l'un, de sympathie et même
d'admiration ; l'autre, de regret. Ce noble esprit qui, depuis
si longtemps, s'est privé de la foi chrétienne, lui rend par-
fois les hommages les plus désintéressés et les plus écla-
tants. N'ayant guère vu le christianisme que par le dehors,
il en a deviné de quelque manière le dedans, ou plutôt il
s'est souvenu des impressions de sa jeunesse. Au lieu de les
effacer comme un remords importun, il les a recueillies pour
les goûter avec réflexion ; il les a exprimées avec une sorte
de complaisance et d'amertume résignée qui fait songer à
cette âme naturellement chrétienne , vivante dans chaque
homme et soupirant toujours, quoi qu'il fasse, après le
Verbe venu pour nous délivrer tous. M.A\acherot nous rap-
m UN SPIRITUALISME SANS DIKU
pelle Joullroy qui, dans un âge bien différent, mais avec la
même maturité d'esprit et le même coup d'œil philoso-
phique, appréciait si bien quelquefois le christianisme,
sans avoir pourtant assez de courage pour y rentrer. Nos
lecteurs nous sauront gré sans doute, avant d'entreprendre
cette étude sur la philosophie de Tun des penseurs les plus
remarquables de ce temps, de mettre sous leurs yeux
quelques-uns de ces aveux qui honorent toujours celui qui
les fait, quelles que soient d'ailleurs les restrictions qu'il y
apporte.
M. A'acherot a fort bien compris la force de la religion et
l'empire bienfaisant qu'elle exerce sur les âmes, comme
aussi l'impuissance de !a philosophie. Il sent bien que la
raison ne suffit pas à l'homme et qu'il lui faut en outre une
croyance. Mais si la cro3^ance est nécessaire, pourquoi sup-
poser que la foi, même la mieux motivée, est une illusion ?
« Quelque opinion, dit-il, qu'on ait sur la vérité objective
du mystère, on ne peut en nier la vertu psychologique.
Toute cro3'ance sincère, fut-elle une illusion, a une puis-
sance d'action qui lui est propre. Elle a lait et fera toujours,
tant qu'elle restera dans le cœur de l'homme, des miracles
de charité, d'héroïsme, de sacrifice, non pas seulement
chez les individus comme la science et la philosophie
peuvent en faire, mais encore chez les peuples. Voilà ce qui
doit faire réfléchir le philosophe dont le prosélytisme serait
tenté de gagner les foules à ses doctrines. )> Puis il ajoute
cette parole profonde : « Quand la foi en sort, sait-on bien
quelle vertu y entre? » Il cite ensuite ces paroles de Miche-
let qu'il s'approprie : « Faisons les fiers tant que nous vou-
drons, philosophes et raisonneurs que nous sommes au-
jourd'hui. Mais qui de nous, parmi les agitations du mou-
vement moderne, ou dans les captivités volontaires de
l'étude, entend sans émotion le bruit de ces belles fêtes
chrétiennes, la voix touchante des cloches, et comme leur
doux reproche maternel ? L'esprit reste ferme, mais l'âme
est bien triste. Le croyant de l'avenir, qui n'en tient pas
moins de cœur au passé, pose alors la plume et ferme le
livre ; il ne peut s'empêcher de dire : Ah ! que ne suis-je
UN sriKl IL'ALIS.MJ-: SANS DUiU II
avec eux, un des leurs, et le plus simple, le moindre de ces
enfants ! »
On ne peut mieux exprimer cette désolation secrète,
cette douleur calme et poignante d'une âme qui s'est privée
du Dieu de son enfance, mais qui est trop bien faite pour
se consoler jamais de l'avoir perdu. Une réflexion se pré-
sente naturellement à l'esprit du chrétien qui lit ces aveux
navrants. Pourquoi se montrer si cruel envers soi-même et
imposer à son âme le poids de l'incrédulité de l'esprit?
Si l'incrédulité était juste, elle ne serait pas si difficile à
porter. Les vérités supérieures nous délivrent au lieu de
nous enchaîner, et surtout elles n'attristent pas. L'incrédu-
lité n'entraîne avec elle cette tristesse, ce deuil, que parce
qu'elle manque à la vérité. Les âmes qui ne croient plus,
mais qui en gémissent, devraient se le dire; elles devraient
soumettre leur incrédulité à un examen sévère et plus im-
partial que celui que leur jeunesse se permit prématurément
et qui fut la ruine de leur foi.
Sans doute M. Vacherot n'a pas soumis son incrédulité
à la critique, comme il avait autrefois soumis sa croyance.
Il le pourrait cependant mieux que bien d'autres, car il
n'ignore pas la religion dont il s'est séparé. Il a très bien
compris, par exemple, que le mystère central du christia-
nisme, celui qui explique toute sa force, c'est le m3^stère
d'un Dieu fait homme et crucifié par amour. « Si l'homme-
Dieu n'est plus que l'homme divin, dit-il, quelle sera sa
puissance sur l'âme chrétienne? Quel maître de morale
vaudra jamais celui dont le croyant peut dire : Ce n'est pas
un fils de Dieu, c'est Dieu lui-même qui m'instruit par sa
parole, sa vie et sa mort. « En eflet, si Jésus-Christ n'est
qu'un sage ou un prophète, le christianisme change de ca-
ractère. Et même comment pourrait-il, après dix-huit siè-
cles, vivre encore de l'esprit que lui laissa son auteur? Il
n'y a qu'un Dieu qui puisse agir de la sorte dans tous les
temps, sur toutes les âmes et sur chacune en particulier; il
n'\^ a qu'un Dieu qui puisse toucher les cœurs et entraîner
les peuples.
La seule religion qui ait donné parfaitement Dieu à
1 • > i:\ siMRiruALiSMi: sans diki:
riionmic, sans abaisser la Divinité et sans abuser l'homme
sur sa vraie nature et sur ses infirmités, c'est assurément le
christianisme. 11 a du même coup fondé la vertu d'humi-
lité, qui n'existait pas auparavant, et élevé la nature hu-
maine à une dignité que le paganisme et la philosophie
n'avaient pas espérée. Le commerce de la Divinité avec l'hu-
manité est devenu intime, journalier, populaire, et Dieu
n'en a pas été diminué, et l'homme n'a été que plus fortifié
et mieux secouru. Jésus-Christ, homme et Dieu tout en-
semble, crucifié pour ses frères et ses créatures, est le
médiateur de cette alliance incomparable qui unit la Divinité
miséricordieuse à l'humanité soutirante. De là un amour
pour la Divinité que nous ne trouvons dans aucune autre
religion. Le chrétien est épris de Dieu, il l'aime passionné-
ment, il Taime jusqu'au martyre. Car le martyre n'est pas
seulement un acte suprême de foi, c'est avant tout un acte
héroïque de souffrance et d'amour. A cet amour qui s'élève
sans cesse vers Dieu du cœur de l'humanité, répondent des
consolations célestes, qui ne cessent de descendre sur toutes
les souffrances chrétiennement supportées, unies aux souf-
frances de Jésus-Christ. Aucune religion n'a consolé les
âmes affligées comme le fait le christianisme : c'est qu'il
est la religion de l'amour. M. Vacherotl'a bien compris. Ici
nous ne pouvons mieux faire que de le citer longuement :
c( Le plus grand miracle de la religion, celui que nulle
science, nulle philosophie, nulle raison ne peut faire comme
elle, c'est la consolation des cœurs blessés. En enseignant
son Dieu aux sages, aux forts, aux vaillants de ce monde, la
philosophie peut leur dire : « Contemplez, admirez, oubliez
vos misères devant le sublime spectacle de l'ordre uni-
versel. )) A la religion seule du Dieu fait homme appartient
la vertu de consoler les faibles et les affligés, en leur mon-
trant le Calvaire. Qui console le mieux la mère pleurant
aux pieds du Crucifié l'enfant arraché de ses bras par la
marâtre Nature? Est-ce la vision mystique de cet enfant
emporté au ciel sur les ailes des anges, si douce qu'elle soit
au cœur d'une mère? N'est-ce pas le dialogue muet et in-
time entre le Dieu qui a porté sa croix et la pauvre âme qui,
UN SPIRITUALISME SANS DIKU l3
elle aussi, a souffert sa passion : « Seigneur, je succombe à
ma douleur. « — ■ « Je pensais à toi dans mon agonie; j'ai
versé telles gouttes de sang pour toi. » C'est Pascal qui
parle. On ne console de telles tristesses que par l'amour.
L'espe'rance elle-même des félicités célestes pour les chers
êtres perdus n y suffit pas. Autre dialogue entre la sœur de
charité et son Dieu : « Seigneur, je porte un bien lourd far-
deau de misères, w — « Ma fille, au jardin des Oliviers, j'ai
porté le poids des iniquités de l'Humanité entière. )> Autre
dialogue encore entre la femme qui tombe et le maître qui
la relève : « Seigneur, ne suis-je pas indigne de votre pitié?»
— (( Que celui qui est sans péché te jette -la première
pierre. ))
(( Sainte Thérèse et Pascal le sentaient bien : le seul Dieu
consolateur est celui qu'on peut aimer. Toute âme reli-
gieuse qui n'a point connu le mystère de la Croix peut
craindre, respecter, adorer l'Eternel, se résigner et se sou-
mettre à ses volontés, comme Job sur son fumier, dans les
épreuves qu'il lui inflige. Devant sa grandeur et sa puis-
sance, elle ne peut se consoler. Si la raison va jusqu'à Dieu
le Père, le cœur ne se repose qu'en Dieu le Fils. »
C'est dans les harmonies du christianisme avec le cœur
humain que gît principalement le secret de sa force. Ne
voir dans le christianisme qu'un système de vérités reli-
gieuses rigoureusement déduites les unes des autres, et
opposant aux attaques de l'hérésie et de l'incrédulité une
résistance invincible, ce ne serait le connaître que par le
dehors. L'Eglise sans doute ne s'est jamais désintéressée
d'aucun de ses dogmes ni de la manière dont ils étaient dé-
fendus ; elle sait très bien qu'ellç ne peut sacrifier aucune
vérité spéculative sans compromettre son existence ou
quelque chose de son action sur les âmes : elle ne peut
continuer son œuvre de salut et de sanctification qu'à la
condition d'être reconnue pour vraie par les esprits, et d'au-
tant mieux qu'ils sont plus affranchis de tout préjugé et
plus instruits. Cependant ce qui fait sa principale force et
sa vie, c'est quelque chose de plus intime que la vérité,
c'est l'amour; la foi n'est que la préparation et la sauvegarde
14 l^N Sl'llUri'Al.lSME SANS DIEU
de la charitci ; ses docteurs ne lui feront jamais oublier ses
martyrs : la doctrine est pour la sainteté. M. Vacherot l'a
bien senti et il Texprime en des termes tels que nous ne
saurions rien y changer. Mais ce qu'il n'a pas compris aussi
bien, c'est que la Ibree morale du christianisme dérive de
sa vérité : une foi qui ne serait qu'une pieuse illusion,
n'aurait point cette efficacité merveilleuse ; les consolations
profondes et durables ne s'appuient que sur des certitudes.
Si l'Eglise seule a pu consoler l'humanité et lui inspirer cet
amour sans pareil, c'est que seule elle a pu l'instruire et
mériter toute créance.
Il ne nous suffit donc pas que nos adversaires, et parmi
eux des esprits d'élite, comme M. Vacherot, conviennent,
en des termes qui nous toochent, que le christianisme est
une religion admirable, q^ui seule peut consoler les cœurs,
leur faire aimer la Divinité et moraliser les peuples : tout
ce qu'ils nous accordent n'est rien encore à nos yeux, s'ils
refusent de reconnaître que le christianisme est autre chose
qu'une généreuse et bienfaisante illusion. Le christianisme,
pris dans son fond, c'est la vérité philosophique et reli-
gieuse : il mérite l'adhésion des philosophes et des critiques
aussi bien que l'assentiment et le respect des peuples.
Mais ici nous sommes en complet désaccord avec M. Va-
cherot.Sa philosophie n'est point la nôtre : malgré de nom-
breux points de contact, elles sont en contrwdiction l'une
avec l'autre sur des parties essentielles, a Je pense aujour-
d'hui, dit-il, tout ce que j'ai pensé dans ma jeunesse philo-
sophique, sur la religion, sur la philosophie, sur Dieu, sur
la Providence, sur le monde, sur l'âme humaine, sur la li-
berté, sur la loi morale. » Or, quelles sont les doctrines de
M. Vacherot sur ces grands objets de la pensée ? S'il défend
avec nous la cause du spiritualisme et de la métaphysique,
il refuse d'autre part d'admettre l'ordre surnaturel. Et non
seulement il est rationaliste; mais il sacrifie encore, sinon
l'existence, du moins la personnalité de Dieu, tout en espé-
rant se garder néanmoins de l'athéisme et du panthéisme.
Quelque intenable que soit en elle-même la position de dé-
fense qu'il s'est choisie, il a su la fortifier avec art, il a mis
UN SPIRITUALISME SANS DIEU ID
à profit toutes les ressources d'un esprit subtil et d'un
savoir très étendu.
Parmi les ve'rite's particulières qu'il établit, il en est qu'il a
mieux comprises peut-être qu'aucun philosophe de son école.
Grâce à une critique sévère, qui sait tenir compte de tous
les progrès accomplis dans les sciences, il a sacrifié certaines
théories particulières à l'école de Cousin, et qui compro-
mettent la cause du spiritualisme au lieu de lui apporter un
vrai secours. Sa philosophie est donc préférable, sous cer-
tains rapports, au rationalisme et au déisme de certains
philosophes contemporains. Et alors même qu'il abandonne
les vérités essentielles de la théodicée, il a soin de tournei'
contre ses adversaires les objections les plus redoutables
que soulève l'existence d'un Dieu à la fois nécessaire en
lui-même et libre, infini et personnel, que rien ne limite, et
cependant créateur d'un monde qui se distingue de lui. Il
se flatte que sa métaphysique seule lui permettra d'éviter
ces objections sans tomber dans aucune absurdité.
Nous devons le suivre dans l'exposé de cette doctrine,
résumer sa pensée, en saisir les principaux traits, montrer
ce qu'elle contient de conforme à la philosophie chrétienne
et signaler les concessions injustes faites à nos communs
adversaires, en un mot relever tout ce qui nous paraîtra
faux ou incomplet. Nous suivrons à cet effet le même ordre
général que l'auteur. Nous apprécierons avec lui les tenta-
tives qui ont été renouvelées depuis Kant, pour constituer
une métaphysique et avec elle le spiritualisme. Nous discu-
terons ensuite les méthodes employées et les doctrines
principales concernant la matière, l'âme et Dieu. Enfin
nous tirerons nos conclusions, et nous nous prononcerons
à notre tour sur cette évoliition présentée aujourd'hui
comme le dernier mot de toute philosophie et qu'il est
possible d'entendre de manières si différentes. Nous serons
obligé, au cours de cette étude et de ces discussions, de
toucher à des objets bien nombreux et bien divers; mais
nous ne perdrons pas de vue notre principal but : faire
connaître la métaphysique et le spiritualisme de M. Va-
cherot, et en montrer l'insuffisance.
l6 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
APERÇU HISTORIQUE
1° Ecole de la spéculation. — A la fin du siècle dernier,
la cause de la métaphysique paraissait définitivement perdue
en France aussi bien qu'en Angleterre et en Allemagne. Le
sensualisme de Condillac, le scepticisme de Hume, la Criti-
que de la raison pure de Kant, sans compter les sarcasmes
de Voltaire, lui avaient porté des coups qui semblaient
devoir être mortels. Mais si l'esprit humain peut, dans cer-
tains moments de découragement ou de dépit, renoncer aux
recherches métaphysiques, il ne tarde pas à revenir sur
cette mauvaise résolution. On le vit bientôt en Allemagne
et en France. Les successeurs de Kant : Fichte, Schelling,
Hegel, tout en héritant de sa méthode et en continuant son
idéalisme, n'héritèrent pas de sa réserve spéculative et de
son demi-scepticisme ; ils essa3^èrent de pénétrer avec la
raison pure dans ce monde des essences, des noumènes,
que Kant avait prétendu fermer à jamais. L'audace des
nouveaux métaphysiciens fut même d'autant plus grande
que la timidité de Kant avait été excessive.
Celui-ci avait prétendu que nous ne pouvons connaître
les choses extérieures en elles-mêmes, mais que toute la
connaissance que nous en avons est relative. Fichte, son
successeur immédiat, lui accorde que le monde extérieur
ne peut être connu par son action sur le moi ; mais il pré-
tend trouver toute la science dans le moi, et faire dériver
toute conclusion philosophique d'un seul principe donné
par la conscience. D'après lui, nous n'avons pas à nous
occuper des noumènes extérieurs : le moi seul existe pour
le philosophe, puisque le moi seul est intelligible; il est
tout le monde de la connaissance; et c'est ainsi que Fichte
s'apprête à substituer un dogmatisme nouveau au scepti-
cisme métaphysique de Kant. S'il faut l'en croire, le moz',
principe suffisant de toute métaphysique, est absolu, il est
UN SPIRITUALISME SANS DIEU I 7
infini, il se pose lui-même. En prenant conscience de lui-
même, il se distingue du non-moi ou du monde, c'est-à-dire
qu'il se limite, qu'il devient fini, qu'il se dresse à lui-même
un obstacle, afin de le franchir et de s'agrandir par la lutte.
Mais comme cette limite est posée en lui-même, il s'ensuit
que le moi et le non-moi ne s'excluent qu'en apparence et
qu'ils tendent à se réunir dans une synthèse supérieure.
Sans entrer davantage dans l'exposé de ce système, on
voit déjà, par ces quelques traits, qu'il consiste dans une
prodigieuse exaltation du moi. Dieu est confondu avec le
moi individuel, faible et borné, qui, en nous, s'est éveillé
un jour, à la lumière de la pensée, et depuis lors n'a cessé
de croître en savoir et en espérances. Comme si l'ambition
la plus vaste et l'assurance de l'immortalité pouvaient fer-
mer les yeux du moi sur ses infirmités incurables, les dan-
gers qui le menacent, et sa modeste origine ! Mais Fichte a
oublié cette dépendance essentielle du moi humain, et cette
force incertaine qui n'est faite le plus souvent que de fai-
blesses. Tandis que Spinosa avait placé à l'origine des
choses une substance unique, se développant selon deux
lignes parallèles en quelque sorte, l'une spirituelle et l'autre
matérielle, Fichte place à l'origine le moi, qui se dédouble
en sujet et en objet, c'est-à-dire en moi et en non-moi, sans
perdre cependant son unité essentielle et primitive. Entre
le panthéisme de l'un et celui de l'autre y a-t-il une grande
différence ? Le panthéisme de Spinosa paraît moins mons-
trueux. C'est en vain que Fichte essaya de se justifier en
distinguant du moi personnel un moi divin, infini, prin-
cipe et sujet de tous les moi individuels. Cette distinction
est insuffisante, et elle n'est, dans le système de Fichte,
qu'une impossibilité de plus.
M. Vacherot n'a pas de peine à montrer l'insuffisance de
cette métaphysique prétentieuse, qui aboutit à un égoïsme
transcendantal. Il signale les protestations que souleva cette
doctrine, en Allemagne, de la part de Jacobi, interprète aussi
exact que passionné du sentiment et du sens commun.
Jacobi répudie également le panthéisme de Spinosa, le
scepticisme de Hume, l'idéalisme de Kant, la Doctrine de
l8 U.\' SPIRITUALISME SANS DIEU
la sciefice de Fichtc. Toutes les vérités fondamentales de
la philosophie : l'existence d'un Dieu personnel, la réalité
des objets de nos connaissances, le caractère absolu du
devoir, l'origine divine de l'âme humaine, il ne cesse de les
artirmer avec enthousiasme, de les défendre envers et contre
tous. Le doute de ces philosophes idéalistes qui n'osent
affirmer l'existence de ce qu'ils voient et de ce qu'ils com-
prennent, n'excite que son dédain et ses railleries. « Je me
ris, dit-il, de ces philosophes qui se tourmentent à expli-
quer comment nous savons que quelque chose existe hors
de nous. J'ouvre l'œil, j'écoute, j'étends la main, et je sens
à l'instant le rapport du toi au jjîoi\ du moi au no7i-moi. Je
vois par là-même que je sens autre chose que moi; toute
chose que j'apprends à connaître ajoute au sentiment de ma
propre existence. Et une vie que je viens à sentir hors de
moi, semblable à la mienne, quelle puissance nouvelle elle
donne à ma vie ! Enfin Dieu reconnu par moi porte au
comble ce sentiment de ce que je suis. »
Malheureusement Jacobi, admirable comme interprète
du sentiment et du sens commun, était insuffisant comme
métaphysicien. Habile à montrer l'impuissance et le ridi-
cule de ses adversaires, il était incapable de refaire lui-même
l'œuvre qu'ils avaient tentée inutilement. Ennemi de tout
esprit spéculatif, il ne pouvait satisfaire la curiosité méta-
physique de ses contemporains. Cette légitime et insatiable
curiosité trouvera toujours trop légère la philosophie du
sentiment et du sens commun : il lui faut un savoir plus
profond; il lui faut des connaissances plus hautes; elle
aspire à une explication générale et vraiment philosophique
des choses; les insuccès décevants qu'elle aura subis ne la
décourageront que momentanément, ils ne l'empêcheront
pas de se jeter hardiment dans de nouvelles aventures.
L'audace métaphysique de Fichte trouva donc des imita-
teurs. L'un de ses disciples, Schelling, ne tarda pas à trans-
former l'idéalisme subjectif du maître en idéalisme objectif.
Il s'appuya, à cet effet, sur le principe d'identité. D'après
Schelling, tous les contraires, et en particulier l'idéalisme
et le réalisme, l'idée et l'objet, s'identifient dans l'absolu,
UN SPIRITUALISME SANS DIEU IQ
principe supérieur. Toutes les essences, tous les noumènes,
dont Fichte n'avait fait que des intelligibles, des détermi-
nations de notre pensée, sont donc objectifs: ce sont des
objets, des réalités dans l'intelligence divine.
Cette première vue de Schellingpeut paraître plausible à
certains égards, et il serait même facile de la justifier. Déjà,
avant lui, Malebranche et mieux encore les scolastiques,
avaient très bien remarqué qu'en Dieu l'idéal et le réel, la
vérité et la réalité, le droit et le fait ne font qu'un. L'es-
sence divine exprime souverainement tout ce qui existe ou
peut exister, et c'est par elle que Dieu se connaît lui-même
et qu'il connaît toutes les réalités. L'essence divine est
l'idéal que recherche et que reproduit continuellement et à
sa manière toute la nature, et cet idéal est en même temps
la suprême réalité. Tout ce qui existe dans le monde, toute
réalité finie se retrouve en Dieu, moins la limite, sous une
forme supérieure, idéale et réelle tout ensemble. Tandis
que la réalité des objets que nous connaissons est opposée
à notre connaissance et qu'on ne peut substituer celle-ci à
ce qu'elle exprime, en Dieu la connaissance s'identifie avec
son objet principal et adéquat. A la différence de cet être
purement abstrait, qui est une forme de notre esprit et qui
n'a pas d'autre réalité formelle que dans cet esprit qui le
conçoit, l'Etre suprême est à la fois le plus transcendant
et le plus réel : c'est un idéal, c'est l'Idéal même, mais
concret et subsistant; c'est l'Etre, c'est-à-dire un être qui
est individualisé par sa transcendance même, et qui pour se
distinguer du monde n'abandonne aucune des réalités, au-
cune des perfections qui se retrouvent dans le monde sous
une forme inférieure et limitée. Opposées entre elles, si
nous les observons dans le monde parmi les créatures,
toutes les perfections se retrouvent en Dieu, leur principe,
sous une forme suprême, qui leur permet de se concilier.
Si Schelling ne s'était pas proposé d'enseigner autre
chose, nous ne pourrions que souscrire à ses premières
vues métapjiysiques. Nous l'approuverions encore lorsqu'il
affirme que la science de l'esprit et la science de la nature
sont parallèles. Il est incontestable, en effet, que la science
•20 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
de Dieu est la cause des choses, c'est-à-dire que rien n'est
produit dans la nature que Dieu n'ait connu, mesuré, dis-
tribué avec ordre, et disposé pour certaines fins. Si l'intelli-
gence humaine pouvait lire dans la pensée du Très-Haut
et sa volonté toute-puissante, elle assisterait réellement à
tous les événements de l'histoire; car tout ce qui se fait est
connu de Dieu, et ne se fait que dans la mesure où il est
connu de Dieu, et par son concours.
Mais telle n'est point la doctrine de Schelling. Il n'établit
pas comme nous une distinction totale en même temps
qu'une subordination non moins complète, entre l'homme
et Dieu ou l'Absolu subsistant, entre l'être fini et l'Etre
infini. D'après lui, la raison humaine est identique au fond
avec l'intelligence divine. De là le panthéisme dont il fut
accusé et dont il n'a pas réussi à se disculper. M. Vacherot,
dont la philosophie a d'ailleurs tant d'affinité avec celle de
Schelling, ne fait point difficulté de l'avouer. Après
avoir résumé celle-ci dans un tableau systématique, il
ajoute : « On y reconnaît tout d'abord ce panthéisme qui
sonnait mal, même à des oreilles allemandes, que toutes
les explications n'ont pu atténuer, et que toutes les équivo-
ques n'ont pu cacher. Dieu est le Tout, et le Tout est Dieu.
Que Schelling ait cru de bonne foi échapper à l'accusation
que soulève ce terrible mot, en spiritualisant, en idéalisant
le. monde réel, il n'y a point à en douter. Mais panthéisme
spiritualiste ou panthéisme matérialiste, c'est toujours le
panthéisme, du moment que l'identité du créateur et de la
créature est affirmée. »
M. Vacherot expose ensuite brièvement la métaphysique
de Hegel, pour laquelle il n'éprouve pas moins de sympa-
thie que pour celle de Schelling. Celui-ci avait laissé des
vues très remarquables et pleines de poésie sur la philoso-
phie de l'esprit et celle de la nature -, mais ses doctrines
manquaient de cohésion, elles ne formaient pas un système.
Le logicien du panthéisme allemand fut Hegel. D'abord
disciple de Schelling, il ne tarde pas à s'en affranchir et à
fonder un système qui lui est propre. Il se propose de dé-
montrer ce que Schelling n'a fait que montrer, et il se ser-
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 2 1
vira, à cet ellet, de la méthode de Fichte, mais en la perfec-
tionnant. En général, tous ces philosophes allemands se
piquent moins d'être des créateurs que des imitateurs ;
mais leur philosophie n'est traditionnelle qu'en apparence,
elle ne peut s'établir que sur la ruine des autres.
Nous ne suivrons pas M. Vacherot dans l'analyse qu'il a
faite ailleurs de la philosophie hégélienne, ni dans les con-
sidérations sommaires que contient le Nouveau Spiritua-
lisme. Nous nous bornerons à remarquer avec lui que les
efforts gigantesques du penseur allemand n'ont pas réussi
à fonder une métaphysique et une logique durables. La S3m-
thèse encyclopédique, vraiment monumentale, dont il fut
l'habile organisateur, ne possède qu'une unité chimérique :
toutes les parties de ce vaste corps ne sont réunies entre
elles que d'une manière artilicielle. Si la philosophie alle-
mande a pu en imposer quelque temps par ses proportions
colossales, elle n'en impose plus aujourd'hui qu'on recon-
naît qu'elle manque d'architecture et surtout de fonde-
ments solides. Il ne suffit pas, en effet, de réunir sous des
formules générales toutes les connaissances supérieures de
l'esprit humain, la philosophie de l'esprit, la philosophie
de la nature, celle de l'histoire, de la religion, du droit, de
l'art, etc., il faut encore, et surtout, que la logique et la mé-
taphysique qui servent de fondement à cette construction
colossale, aient la solidité nécessaire et ne soient pas une
œuvre arbitraire de la pensée.
Avec Hegel se terminent les tentatives de l'école de la
spéculation pour constituer une métaphysique a priori.
(( ^Hégel est le plus grand et peut-être le dernier héros de
ces grandes aventures de la métaphysique. )> Aujourd'hui
l'Allemagne paraît être revenue de ses illusions sur ce
point ; elle goûte de nouveau l'extrême réserve de Kant,
qui interdit la connaissance des noumènes à la raison pure,
quand elle n'est pas entraînée par son sens positif jusqu'au
matérialisme. Elle observe, elle expérimente, elle analyse;
elle n'est guère curieuse que de science positive et de forte
érudition ; « la physique a remplacé la métaphysique , la
physiologie a succédé à la théologie ». Mais si l'Allemagne
22 UN MMKH L'AI.lSMl-: SANS DllîU
dcscspcrc ainsi de la métaphysique, et rabandonne d'autant
plus qu'elle en était plus éprise, en sera-t-il de même de la
France : Il est temps de rappeler les efforts qui ont été ten-
tés chez nous par diverses écoles pour constituer la méta-
physique et particulièrement le spiritualisme sur des bases
nouvelles.
On peut ramener ces écoles à trois, comme le fait
M. A'acherot : celle de la raison, avec Cousin et plusieurs
de ses successeurs ; celle de la tradition ; celle de la con-
science.
2"^ Ecole de la raison. — Il est particulièrement intéres-
sant et instructif d'assister aux efforts tentés par Cousin et
ses premiers disciples pour constituer la métaph3'sique et
faire triompher le spiritualisme. Avec sa théorie incom-
plète, sinon fausse, de l'origine des idées et de la person-
nalité humaine, l'école éclectique ne pouvait s'appliquer à
la réfutation du sensualisme sans courir un danger, celui
de dépasser le but. Or, en philosophie, l'excès n'est pas
moins funeste quelquefois que l'insuffisance. Le spiritua-
lisme peut donc avoir ses dangers : on l'avait déjà vu par
Descartes. Une métaphysique qui néglige trop les objets
sensibles, les seuls offerts à notre expérience immédiate,
risque de rompre avec la réalité et de se confondre avec les
constructions chimériques d'une pensée qui ne saisit qu'elle-
même. Toute l'erreur de l'école spéculative allemande a été
précisément dans cette exagération de prétentions méta-
physiques.
Mais comment trouver un juste milieu, qui soit à égale
distance des erreurs diverses qui menacent la métaphysique
et le spiritualisme? Nous croyons qu'on ne peut le rencon-
trer et s'y tenir que grâce à une théorie satisfaisante sur
^l'origine des idées et la nature du composé humain.
Mais l'école éclectique était loin d'admettre les prin-
cipes de la psychologie scolastique : elle héritait ,
pour une partie, de la doctrine de Descartes ; elle s'ap-
propriait en même temps la doctrine du sens commun
de l'école écossaise ; enfin, elle cro3^ait devoir s'inspirer dans
une certaine mesure de la philosophie allemande. Il lui
UX SPJUnUALlSMK SANS DllUJ 2.^
était dirticile de combiner ces éléments disparates et de ne
pas être trahie autant qu'aidée par des alliés si diilerents.
On ne tarda pas à le voir. Mais il est bon d'appuyer ici nos
propres observations de celles de M. Vacherot, qui a vécu
lui-même au milieu de cette école, qui a connu le maître et
qui futFun de ses plus brillants disciples.
Les premiers adversaires que l'école française eut à com-
battre, furent les sensualistes et les matérialistes du
xvin'^ siècle, dont les doctrines prévalaient encore. Locke,
Condillac et leurs disciples furent réfutés avec une abon-
bance de preuves, une richesse d'observations, une vigueur
et une éloquence remarquables. Cousin insista justement
sur le caractère de nécessité et d'universalité propre à
certaines idées et à certains jugements. Ce caractère est
inexplicable dans la théorie des sensualistes, qui font déri-
ver toutes nos idées et toutes nos connaissanses exclusi-
vement des sens. Conimcnt pourrions-nous, par exemple,
avoir l'idée de l'infini, de l'absolu, du nécessaire, si toutes
nos connaissances nous venaient des objets sensibles, c'est-
à-dire des objets finis, contingents, variables, déterminés
dans Tespace et dans le temps ? Il faut donc admettre en
nous un principe de connaissance distinct des sens, à
savoir la raison ou l'intelligence, à la quelle il appartient
de découvrir les vérités supérieures. Ainsi la thèse fon-
damentale du spiritualisme était démontrée.
Mais il ne suffisait pas de triompher du sensualisme, il
fallait répondre aux objections des sceptiques et du plus re-
doutable d'entre eux : il fallait répondre à Kant et à la
Critique de la raison pure. Cousin ne désespéra pas de
remporter cette victoire. Il eut recours pour cet eftet à la
théorie de la raison impersonnelle. Kant avait prétendu que
nos idées pures n'étaient peut-être que des modes de notre
esprit, auxquels ne répondait rien de réel, et que les juge-
ments spéculatifs, les axiomes de métaphysique, qui s'im-
posent à notre connaissance, n'étaient peut-être que des
lois subjectives, c'est-à-dire une nécessité de notre esprit et
non la loi des choses en elles-mêmes. Comment réfuter ce
subjectivisme et relier le sujet qui connaît à l'objet qui est
■2 I l'N SIMRITIJALISMK SANS DIEU
connu : De quel droit atiirmer que le monde est soumis aux
lois métaphysiques, par exemple au principe de causalité,
qui est la plus importante ? Rien ne commence sans cause :
c'est-à-dire, diront les sceptiques, que notre esprit ne peut
rien concevoir qui commence sans lui assigner une cause.
Mais les choses sont-elles soumises à cette loi aussi bien
que notre esprit ? La métaph3^sique est incapable de nous
l'apprendre, s'il faut en croire l'auteur de la Critique de la
raison pure .
Or, Cousin estima qu'en accordant à la raison une cer-
taine impersonnalité, on échappait à ces sortes de doutes,
qui seraient la ruine de la métaphysique et le triomphe du
scepticisme. Mais comment concevoir cette raison imper-
soJinelle? Si la raison qui perçoit et qui juge en nous est
rigoureusement impersonnelle, si elle est au dehors de
nous aussi bien et la même qu'au dedans, si elle est com-
mune à tous les sujets pensants, sans en excepter Dieu
lui-même, nous comprendrons très bien, il est vrai, que les
lois de notre esprit sont les lois des choses, mais comment
nous défendrons-nous du panthéisme de Fichte et de ses
successeurs? Nous n'éviterions, dans ce cas, le scep-
ticisme de Kant, que pour fomber dans un panthéisme
non moins redoutable. En fuyant le premier écueil nous
tomberions sur le second : c'est ce qui arriva à Cousin lui-
même, qui fut séduit un instant par la philosophie alle-
mande.
Et si, en invoquant la raison impersonnelle^ on entend
seulement que la raison qui est en nous perçoit et juge
dans certains cas indépendamment de notre volonté, si l'on
entend qu'il y a des principes qui s'imposent communé-
ment et qui sont admis par ceux-là même qui les contes-
tent verbalement, comment la raison impersonnelle diffè-
rera-t-elle alors du sens commun ? Cousin n'oppose donc
au scepticisme spéculatif d'autre réponse que celle du bon
sens. Ainsi avait fait Reid, et avec lui toute l'école écos-
saise. Mais si le bon sens est un excellent guide en philoso-
phie, comme l'a très bien montré à son tour l'école fran-
çaise et particulièrement Jouffroy ; s'il nous garde des
UN SPIRITUALISME SANS DlliU 2."^
graves erreurs auxquelles la spéculation est exposée; si le
philosophe doit s'appliquera l'entendre et à l'interpréter, il
ne nous dispense point de chercher l'explication philoso-
phique des choses, et de trouver des réponses scientifiques
aux objections de nos adversaires. En un mot, le sens com-
mun peut résister invinciblement au scepticisme et à l'idéa-
lisme, mais il ne peut les vaincre sur le terrain philoso-
phique où ils se placent. La réponse de Cousin était donc
insuffisante.
Le scepticisme spéculatif de Kant ne peut être réfuté
dans son principe même, qu'autant qu'on définit d'une ma-
nière satisfaisante l'origine de nos connaissances, et, par
là-même la vraie nature de l'homme. Les idées ne sont pas
des formes qui existeraient a priori dans notre esprit et
dont nous aurions conscience, lorsque nous sommes éveillés
par les sensations ; elles ne sont pas non plus de simples
modes, formés dans notre esprit à l'occasion des sensations
et de l'expérience. Si l'une ou l'autre de ces hypothèses
était vraie, le scepticisme spéculatif n'aurait pas encore
été réfuté. Mais les idées, même les plus élevées et les plus
pures, sont formées en nous par l'intellect, lorsqu'il s'em-
pare des objets présentés par les sens et en particulier par
l'imagination, qui est si déliée et touche de si près à l'esprit.
L'objet nous est fourni du dehors par la sensibilité ; il
est reproduit par l'imagination; il est enfin abstrait par
l'intellect, qui fait l'idée proprement dite, forme pure-
ment spirituelle. De cette manière, l'idée n'est pas
une simple création de notre esprit; mais elle est objec-
tive dans son contenu, dans ce qu'elle exprime, quoique
mentale dans sa forme. A cet acte de la connaissance spiri-
tuelle, propre à l'homme, et par conséquent spécifique,
concourent et les sens et l'intelligence : les sens, en fournis-
sant l'objet ou la matière; l'intelligence, en les généralisant
par l'abstraction. Et ce concours, que les sens prêtent à l'in-
telligence dans l'acte même qui nous est propre, prouve,
disons-le en passanl, que la sensibilité et la raison, quoi-
que irréductibles l'une à l'autre, sont unies cependant dans
le même sujet, dans la même personne.
2h l'S SPlRITL'ALlSMi: SANS DIEU
Kn établissant cette thèse, que nous ne pouvons ici déve-
lopper avec tous les détails qu'elle comporterait, on réfute
le scepticisme sans se créer de difficultés nouvelles et in-
solubles. M. A'acherot nous paraît admettre au fond cette
origine des idées, quoiqu'il ne s'explique pas très claire-
ment à ce sujet. « L'intelligence, dit-il, est un livre en
blanc, qui a la propriété secrète de transformer les impres-
sions du dehors. )> Ce livre eu blanc ne nous paraît pas diffé-
rer de la table rase des scolastiques, comparaison vraie, dont
Locke elles sensualistes ont abusé, sans nous priver du
droit de nous en servir. Il n'y a aucun danger à le faire,
du moment que nous reconnaissons le rôle actif rempli par
l'intelligence dans la formation des idées. ^L A^acherot re-
marque très bien que Kant u a exagéré la thèse de l'idéa-
lisme » ; il rejette iQsfonjies a priori imaginées par ce phi-
losophe ; les jugements synthétiques a priori ne trouvent
guère à ses yeux plus de faveur. La critique qu'il fait du
spiritualisme de Cousin et de plusieurs de ses disciples,
Emile Saisset, Jules Simon, nous paraît également plausi-
ble. Le spiritualisme exagéré de cette école ne fut jamais
celui des philosophes scolastiques. Il n'a pu résister au
retour offensif du sensualisme, revenu à la charge avec les
ressources des sciences modernes.
Cousin s'est flatté de se tenir à égale distance de la vieille
doctrine des idées innées et de la non moins ancienne doc-
trine de la table rase. A cet effet, il a supposé dans l'àme
une faculté supérieure et révélatrice, qui nous permettrait
d'atteindre immédiatement l'infini, le parfait, l'absolu. Il n'a
pas compris que ces idées supérieures, comme toutes les
idées universelles, n'étaient que le fruit d'une abstraction opé-
rée par l'esprit, sur les objets présentés parles sens. Le rôle
des sens dans l'origine de nos idées, paraît lui avoir échap-
pé. Au lieu d'expliquer la connaissance intellectuelle par
l'abstraction et le raisonnement, il l'a expliqué plutôt par
une intuition immédiate, qui porte l'évidence avec elle :
Dieu, l'àme, l'infini, nous les saisirions immédiatement
L'école éclectique néglige donc les démonstrations tradi-
tionnelles que l'on donne de ces grands noumènes. A ses
UN SP1R1TCAL1SM1-: SANS DŒU 27
\cux, ces démonstrations sont inutiles, car il s'agit des
objets propres et directs de la raison. « Elle veut qu'on
croie, sur la foi d'une simple conception, à l'infini, au par-
fait, à Dieu, à la substance du moi sous la variété de ses
modes, à toute espèce de substance sous la diversité de ses
individus, comme on a l'habitude de croire aux objets du
monde sensible sur la foi d'une simple perception. » M. Va-
cherot invoque ici le témoignage d'Emile Saisset : « Quand
nous rattachons notre existence fragile, dit ce philosophe,
à cette source infinie d'être, de pensée et de vie, que nous
adorons sous le nom de Dieu, ce n'est point là un raisonne-
ment fondé sur des conceptions abstraites ; c'est une véri-
table intuition où l'Etre des êtres est saisi et affirmé, non
comme possible, mais comme réel et présent. » L'école
éclectique a parlé en termes magnifiques et dignes de Pla-
ton dont elle s'inspire, de cette communication intime et
incessante de l'àme avec son objet le plus élevé, qui est
l'infini, qui est l'idéal, qui est Dieu, (c L'idée de Dieu, dit à
son tour M. Jules Simon, est innée en nous ; elle est la
seule idée que nous possédions; elle est l'objet immédiat,
l'objet unique de notre raison... Toutes les idées absolues,
par lesquelles nous gouvernons les données de l'expérience,
dépendent et dérivent de celle-là. »
Malheureusement, cette doctrine, d'ailleurs si élevée, est
peu en harmonie avec les faits psychologiques les mieux
constatés. Il ne paraît pas que l'idée de l'infini avec les
autres idées supérieures qui s y rattachent, soient immédia-
tement données dans l'esprit, comme on l'a prétendu. Et
si, dès l'origine de notre vie intellectuelle, nous avons déjà
de quelque manière les idées les plus générales, comme
celles d'être, d'unité, de bien, etc., il est certain que notre
réflexion ne se porte pas sur elles tout d'abord, mais qu'elles
sont les dernières à se dégager nettement. L'homme s'élève
ainsi, par la réflexion, des êtres sensibles aux choses intel-
ligibles. Ses idées sont d'abord confuses; il ne sait pas
même les distinguer de ses impressions; il faut de l'exer-
cice, de l'art, des réflexions prolongées, pour voir clair dans
le monde de la conscience et de l'esprit. Nos idées, par
28 UN SPIRITTUALISME SANS DIEU
lesquelles nous connaissons tout ce qui se révèle à nous,
sont elles-mêmes ce qu'il y a de moins connu; elles ne
tombent pas directement sous notre connaissance. Ce qui
nous apparaît d'abord, c'est Tobjet exprimé confusément
par nos idées. Dans les premiers actes de notre vie intellec-
tuelle, nous ne prenons point garde à la manière dont l'ob-
jet se révèle à nous, à notre esprit où à nos sens : l'objet
nous captive, l'objet nous attache. Les connaissances direc-
tes et confuses sont les premières; les connaissances réflé-
chies ne viennent qu'ensuite.
Tel est Tordre de la nature, qu'il faut seconder, sans
jamais chercher à l'intervertir. C'est ce qui nous explique
pourquoi l'enfant est parfois si rebelle à la réflexion. Il
serait difficile, et souvent même nuisible, d'appeler préma-
turément les jeunes esprits à l'étude d'eux-mêmes, ou d'at-
tirer leur attention sur l'idée et sur l'abstrait, plutôt que
sur l'objet et sur le concret. L'étude de l'idée et de l'abstrait
ne vient que la seconde, pour transformer les premières
connaissances et les élever à l'état de science réfléchie. .
Et nous ne pouvons nous empêcher de remarquer en
passant, puisque l'occasion s'en présente, combien l'ensei-
gnement primaire et même l'enseignement secondaire font
fausse route, quand ils procèdent ordinairement de l'abs-
trait au concret, au lieu de procéder du concret à l'abstrait.
On s'est plaint dans ces derniers temps de voir l'enfance et
la jeunesse si rebelles à l'étude de la grammaire et des lan-
gues ; mais on aurait dû accuser les méthodes plutôt que
les esprits. Il n'y a rien de plus abstrait et de plus artificiel
à certains égards que les règles de la grammaire ; or c'est
par elles qu'on débute bien souvent dans l'étude d'une lan-
gue. De nombreux exemples, qui captiveraient l'attention
par le sens et les mots qu'ils renferment, devraient ordinai-
rement précéder la règle. Et puis la connaissance du dic-
tionnaire devrait être menée parallèlement à celle de la
grammaire. Le dictionnaire représente dans la connaissance
d'une langue la matière ou l'élément concret : la gram-
maire, au contraire, représente la forme ou l'élément abs-
trait; le dictionnaire est confié plutôt à la mémoire : la
UN SPIRITUALISMI-: SAx\S DIKU 2q
grammaire est comprise et retenue par la raison. Or, il est
certain que le concret sous toutes ses formes est mieux
proportionne que l'abstrait aux facultés naissantes de
l'enfant.
Ce que nous disons de l'enfance en particulier, il faut le
dire de l'humanité en général, qui s'est instruite et qui
s'instruit encore tous les jours à la manière de l'enfant. Les
idées les plus élevées n'ont pas été les premières à se déga-
ger nettement. Ce n'est que peu à peu que les hommes et
même les philosophes ont gravi les sommets de la science
et de la philosophie. Les idées de Dieu, de l'infini, toutes
les idées supérieures, quoique présentes d'une manière
confuse à l'esprit humain, n'avaient point la clarté que
devait leur donner plus tard une réflexion prolongée. Tou-
tes ces idées philosophiques, avec les caractères qui les
distinguent , ne nous ont bien apparu qu'après de longs
raisonnements : on peut dire qu'elles sont le fruit et le
meilleur fruit de la philosophie. Ce n'est pas tant à l'ori-
gine de cette science qu'il faut les placer qu'à la fin : ce sont
moins des principes que des conséquences.
Car nous ne pourrions sans erreur, et sans faire une con-
fusion dangereuse, assimiler ces idées aux premiers princi-
pes, aux vérités premières, sur lesquels tous les hommes
tombent d'accord et qui servent de point de départ à toute
philosophie. Notre existence personnelle, le principe de
contradiction, le critérium de l'évidence, voilà des principes
rigoureusement premiers, chacun dans leur ordre : on ne
saurait les démontrer par d'autres, et ils éclairent eux-mêmes
toutes nos démonstrations. Mais il n'en est pas de même de
l'idée de l'infini et de ses vrais caractères, de la nature du
moi, de l'essence de l'àme, etc. Je suis : c'est une vérité
première ; mais je suis esprit et corps, mon esprit est im-
mortel : voilà des vérités qui ne sont rien moins que pre-
mières, ce sont les conclusions d'une savante psychologie.
Cependant celle-ci est appuyée essentiellement sur la con-
science que j'ai de moi-même. Mais l'idée confuse que j'ai
de moi, en entreprenant l'étude de la psychologie, n'est
point l'idée claire que j'ai de ma nature mixte et de la spiri-
3o UN SPIRITUALISME SANS DIEU
tualitédc mon àme. Entre Tidée confusedu moi, à l'origine
de la psychologie, et Tidec claire et scientifique que nous
en avons à la lin, il y a toute la distance d'un premier prin-
cipe à la dernière conclusion. C'estpourquoi nous nous gar-
derons bien de dire, avec des spiritualistes exagérés, que la
connaissance de la simplicité et de la spiritualité de l'àme
est immédiate : nous prêterions le tîanc aux attaques des
sensualistes et des positivistes. Comment les hommes pour-
raient-ils douter de la spiritualité de l'cime et de son exis-
tence même, si cette connaissance était immédiate ?
Le principe de contradiction peut donner lieu à de sem-
blables réflexions. La même chose ne peut être et n'être pas
en même temps ; en d'autres termes : on ne peut dire oui
et non sur le même sujet et sous le même rapport. Ce prin-
cipe résulte immédiatement des notions d'être et de no?i-
ctrL\ qui apparaissent les premières dans notre esprit. Mais
gardons-nous de croire que ces notions soient d'abord des
idées claires, et que nous voyions dans la notion d'être
tout ce qu'elle contient ; gardons-nous de croire surtout
que l'Etre infini ou l'Etre par essence nous soit connu avec
.ses vrais caractères dès l'origine de notre vie intellectuelle.
Si la révélation et l'enseignement n'intervenaient pour nous
guider et nous détinir TEtre suprême, nous n'arriverions
que bien tard à nous en faire une idée exacte et digne de
lui. L'idée d'infini elle-même, qui est bien moins difficile à
obtenir que l'idée claire et distincte de Dieu, n'apparaît pas
de bonne heure et très clairement dans l'esprit. C'est l'idée
d'une quantité considérable, indéfinie, qui nous suggère
l'idée d'une quantité qui serait infinie. L'infini en quantité
nous permet de mieux concevoir l'infini en qualité,
puis'l'infini comme être, c'est-à-dire l'absolu. En approfon-
dissant l'idée de l'infini comme être, nous y découvrons
peu à peu toutes les perfections à leur suprême degré, sous
une forme transcendantale. Cette idée de l'infini comme
être nous apparaît ensuite clairement comme l'idée même
de Dieu.
Maintenant cette idée a-t-elle sa réalité ? Est-elle objec-
tive : Descartes après saint Anselme. Cousin et ceux de son
UN SPIRITUALISME SANS DIKU 3l
école à qui s'attaque M. Vacherot, prétendent que l'exis-
tence de Dieu est clairement démontrée par l'idée même de
Dieu ; car, en Dieu, l'idéal et le réel ne font qu'un. Mais
des spiritualistes plus sages refusent de s'appuyer sur ce
raisonnement ou de l'invoquer comme démonstratif. Ils se
bornent donc à montrer que l'idée de Dieu est, au fond,
l'idée de la première cause, et que la première cause est
réelle, puisqu'il y a des effets réels, et que tout au moins
nous existons. Alors même qu'on nierait l'existence du
monde extérieur, il faudrait bien admettre au moins notre
propre existence et par conséquent l'existence de la pre-
mière cause, c'est-à-dire de Dieu. Dieu n'est donc pas un
simple idéal; il est l'auteur réel, intelligent, et par consé-
quent personnel, de l'homme et de tout ce qui existe.
M. A^acherot refuse de nous suivre jusque-là, et nous
l'eviendrons plus tard sur ce sujet si important. Mais nous
ne pouvons nous empêcher de reconnaître ici combien ses
critiques sont fondées, lorsqu'elles s'adressent aux spiritua-
listes exagérés de l'école éclectique qui, pour justifier leur
doctrine et mieux triompher des sensualistes et des scep-
tiques, ont invoqué témérairement une intuition immédiate
de l'infini et des suprêmes objets de la pensée. Ces con-
naissances supérieures sont le fruit tardif de l'abstraction et
de la réflexion, elles sont la conclusion d'une longue philo-
sophie.
Les exagérations des spiritualistes nous expliquent de
quelque manière les écarts de leurs adversaires, de M. Taine
en particulier, dont l'opposition au spiritualisme de Cousin
a été toujours des plus vives et des plus redoutables. Cet
esprit vigoureux et original, qui a su mettre au service de
sa pensée une imagination des plus brillantes et un style
aussi attachant qu'il est expressif, a poursuivi le spiritua-
lisme de ses objections et aussi de ses sarcasmes ; et, il faut
bien l'avouer, si la critique ne peut lui donner raison sur
le fond même du débat, elle ne peut que l'approuver sur
plusieurs points accessoires. M. Taine et les positivistes de
même valeur eussent été moins heureux, s'ils avaient eu
pour adversaires des spiritualistes modérés et mieux ren-
Iv2 UN SFIRITUAUSMK SANS DIEU
seigncs sur la vraie nature de Thomme. La scolastique n'a
rien à craindre du positivisme et du sensualisme. Tout ce
que CCS systèmes ont pu établir de vrai, elle peut l'admettre
et l'expliquer; les objections concluantes qui partent de
ces écoles ne l'atteignent pas : elle a une manière d'établir
la spiritualité de Tàme qui ne permet pas de ces retours
otfensifs et victorieux.
M. Vacherot, quoique spiritualiste et métaphysicien en
principe, peut donc approuver ici jusqu'à un certain point
les idées et les arguments de M. Taine. Sans partager toutes
ces vues, nous reconnaissons avec eux que l'esprit s'élève
peu à peu « du monde des réalités à ce monde des idées
qui a été si longtemps considéré comme une véritable révé-
lation de l'intelligence pure ou de la raison ». Nous admet-
rons encore que « c'est l'abstraction qui est toujours en
jeu dans l'exercice de la prétendue faculté révélatrice qu'on
nomme raison. C'est elle qui fait du mobile l'immuable,
du devenir l'être, du contingent le nécessaire, du réel
ridéal, du fini l'infini, du relatif l'absolu, dans toutes les
catégories de la pensée. C'est donc la logique seule qui
engendre ces conceptions que l'école idéaliste a toujours
attribuées à une révélation rationnelle. »
Ces concessions, que nous pouvons faire sans crainte, ne
nous empêcheront point de revendiquer à l'occasion les
droits de l'idéal, que M. Vacherot semble parfois mécon-
naître ou restreindre. Nous estimons, par exemple, que
Platon a pu préférer le monde idéal, celui que contemple
notre esprit, au monde réel et sensible que contemplent
nos sens. C'est pourquoi l'on peut dire à certains égards, et
malgré les réclamations de M. Vacherot, que « l'idéal est
l'étoile qui fait pâlir la réalité ». Nous continuerons à
penser avec Platon que les réalités suprêmes se révèlent à
notre esprit seul et non pas à nos sens ; que le monde connu
par notre esprit est le seul stable, permanent, absolument
réel, et que le monde sensible en est comme l'ombre ou
tout au plus comme le vêtement. Car ici, nous n'opposons
pas l'idéal au réel, mais bien ce que notre esprit découvre
dans le réel à ce qu'y découvrent nos sens.
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 33
C'est en faisant ces justes réserves que nous partagerons
les vues de M. Vacherot. Avec lui nous rendrons à la méta-
physique et au spiritualisme quelques-uns de leurs vrais
caractères, dont les avait dépouillés l'école de Cousin.
(( Oui, dirons-nous à notre tour, il existe quelque chose de
nécessaire, d'absolu, d'infini, d'éternel, d'universel... Mais
comment la philosophie peut-elle le découvrir? Si la solu-
tion du problème eiit pu s'obtenir par un acte de pure
intuition, produit avec toute l'autorité de l'évidence, elle
n'eût point été sujette à tant de doutes, de contestations et
de contradictions. Cette sorte de révélation rationnelle que
l'école éclectique a empruntée à la tradition platonicienne...
n'a pas tenu devant l'analyse et la critique de la science
contemporaine. La théodicée n'est pas chose si facile et
aussi sûre que l'a cru cette école. Quelle idée faut-il se faire
de cet Etre suprême que toutes les grandes philosophies,
comme toutes les grandes religions, saluent du nom de
Dieu? Comment est-il esprit, créateur de la matière ? Com-
ment gouverne-t-il, comment administre-t-il ce monde
qu'il a créé? Ce n'est point par une simple intuition qu'il
est possible de le savoir. L'ordre des vérités métaphysiques
est d'une révélation plus lente, plus scientifique et plus
profonde. »
Il est difficile de mieux dire. En cessant de regarder nos
grandes vérités de métaphysique, de psychologie et de
théodicée comme des vérités immédiatement évidentes,
qui auraient besoin seulement d'explication et non de
démonstration, nous ne leur ôterons rien de leur certitude,
et nous expliquerons par là-même les négations dont elles
sont l'objet. Les vérités philosophiques sont difficiles à
découvrir et à garder, il faut en convenir : en le reconnais-
sant, nous comprendrons mieux les dissentiments des
philosophes, comme aussi la difficulté du retour à la vérité
religieuse et le prix du bienfait de la foi.
3^* Ecole de la tradition. — L'école de la raison ou école
éclectique, représentée par Cousin et ses premiers disciples,
n'a donc pas réussi à établir une métaphysique et un spiri-
34 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
tualismc complets et inébranlables en face du sensualisme
et du positivisme contemporains. Rappelons maintenant,
pour les examiner à leur tour, les efforts tentés dans le
même dessein par une école bien différente, que M.Vacherot
appelle du nom d'école de la tradition. Seulement, au lieu
de comprendre sous cette appellation la doctrine des J. de
Maistre, des de Bonald et de ceux qui s'inspirent de ces
grands écrivains, il ne cite que des noms plus ou moins
étrangers à TF^glise : Lamennais, Pierre Leroux, Jean
Reynaud.
Celui qui paraît le plus digne d'attention est Lamennais.
M. Vacherot fait le plus grand cas de V Esquisse d'une phi-
losophie^ ouvrage capital que Lamennais publia vers la fin
de sa carrière et qui est le fruit des méditations de toute sa
vie. On n'a pas toujours remarqué assez l'importance de ce
livre « qui embrasse à peu près, dans une forte synthèse
logique, tous les grands problèmes de la philosophie. Dieu,
la nature, l'homme, la société, l'art )>.
Lamennais se fait de la philosophie une idée non moins
haute que Platon et Malebranche. « L'objet propre de cette
science, dit-il, est Dieu, la création et ses lois. Une bonne
philosophie doit donc présenter un système de conceptions
dans lequel les phénomènes, liés entre eux, viennent, pour
ainsi dire, se classer d'eux-mêmes, comme ils se classent
sous nos yeux dans l'univers. Elle doit reproduire, en quel-
que sorte, le monde intellectuel, type du monde des sens,
qui n'en est qu'une obscure image. )> Malgré sa séparation
éclatante d'avec l'Eglise, Lamennais ne peut devenir révo-
lutionnaire en philosophie ; sa philosophie est tradition-
nelle et même chrétienne. « A moins qu'on ne remonte
jusqu'à l'infini, l'absolu, le nécessaire, dit-il, l'on n'affirme
point, l'on suppose. Or, le nécessaire, l'absolu, l'infini
sans lequel nulle preuve ne saurait être prouvée, on y croit,
voilà tout; et ainsi la démonstration a sa racine dans la
croyance pure. Il faut donc, pour arriver à une philosophie
solide, appuyer la synthèse sur la foi, dont la tradition per-
pétuelle et universelle est l'expression. )>
On ne peut faire une déclaration plus franche de tradi-
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 3d
tionalisme. De plus, cette tradition n'est pas celle dont
l'Eglise est la gardienne incorruptible et l'interprète infail-
lible :e lie ne diffère pas du sentiment commun des peuples.
Or, celui-ci est un oracle qui rend des réponses bien obs-
cures et bien insuffisantes. D'ailleurs où commence et où
s'arrête sa compétence ? Aussi, tout en établissant le prin-
cipe de la tradition etde l'autorité, même en pure matière
philosophique, Lamennais n'en dissertera pas moi4is sur
toutes choses avec l'indépendance la plus absolue, quitte à
déclarer ensuite que toutes ses spéculations n'ont aucune
valeur, s'il fait autre chose que traduire le sentiment com-
mun des peuples. Hélas ! depuis longtemps VEsquisse
if une philosophie paraît condamnée, même devant ce tri-
bunal auquel en appelait son auteur. Mais nous avons à
examiner maintenant les efforts qu'il tenta pour créer une
métaphysique et établir les doctrines spiritualistes.
En vertu de sa méthode traditionnelle et synthétique,
Lamennais commence sa philosophie par l'idée d'être, qui
est l'idée suprême de la raison. Seulement, il paraît faire,
ou du moins permettre à ses lecteurs, des confusions re-
grettables, dont M. Vacherot se sert, non seulement pour
le réfuter, mais pour insinuer ses propres principes. Il faut
bien se souvenir, en effet, que l'idée d'être, qui est la pre-
mière des idées et que toutes les autres supposent, n'est
point la première de nos idées distinctes et réfléchies, mais
seulement la première de nos idées directes, confuses et
spontanées. De plus, l'idée d'être n'est point identique
avec l'idée d'Etre suprême ou de Dieu. Cette confusion
serait particulièrement dangereuse. C'est même là que
nous croyons trouver le principe de la fausse théodicée de
M. Vacherot. Enfin, il faut distinguer avec non moins de
soin l'idée de l'être d'avec l'être lui-même. Si l'on ne se rend
pas compte de toutes ces distinctions, on risque fort de
prendre le change par la suite et d'attribuer, par exemple,
à l'ordre idéal ce qui ne convient qu'à l'ordre réel, ou réci-
proquement ; on risque aussi d'attribuer à une abstraction
ou du moins à une réalité indéterminée et inconsciente ce
qui ne convient qu'à Dieu, ou réciproquement. De toute
30 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
manière, les lois de la logique sont violées et la philosophie
est corrompue dans sa source.
Mais, loin d'entrer dans toutes ces distinctions néces-
saires, Lamennais se borne à affirmer, par exemple, que
(( l'être infini et la substance infinie présentent une seule
et même idée )> ; que « toute idée, quelle qu'elle soit, ren-
fermant celle de l'être, ou plutôt n'en étant qu'une modifi-
cation, il s'ensuit que l'idée de l'Etre (il paraît confondre
l'Etre avec l'être), antérieure à toutes les autres, est aussi
la plus générale à laquelle il soit possible de s'élever )k En
s'appuyant sur la première affirmation, M. Vacherot pourra
comparer le système de Lamennais avec celui de Spinosa.
Quant à la seconde, elle contient une équivoque et disons
même une erreur très dangereuse. Lamennais ne tarde pas
d'ajouter : « Au delà il n'est rien. Parvenu à ce terme, l'en-
tendement s'arrête ; il a trouvé son propre principe et le
principe de tout ce qui est. Il ne se connaît, il ne se conçoit
que par cette unité première, source inépuisable des réali-
tés. Qui n'aurait pas l'idée de l'Etre n'aurait l'idée d'aucune
existence... L'Etre est, par sa nature, souverainement in-
telligible, et lui seul même est intelligible ; il est le terme
et le mo_ven de toute vision intellectuelle : le terme,
puisqu'on ne voit que ce qui est ; le moyen, puisqu'il est
lumière et l'unique lumière... »
Gomme on le voit, Lamennais estime que l'idée de Dieu
est la première des idées, la condition et le moyen de toutes
nos connaissances ; il pense que nous ne concevons le fini
que par l'infini, etc. jNL Vacherot triomphe facilement de
cette erreur ; il la compare à celle de Platon et de Male-
branche. Cette méthode spéculative, ajoute-t-il avec raison,
a été réfutée et ruinée par les Aristote de tous les temps.
Mais M. Vacherot nous paraît partager à son tour une
erreur plus grave encore, celle qui est le vice principal de
la philosophie de Hegel, et aussi, semble-t-il, de la philoso-
phie de Lamennais : il refuse de distinguer l'idée de l'être
général, indéterminé, de l'idée de l'Etre suprême et vrai-
ment infini; partant il n'attribue à celui-ci qu'une existence
idéale, ou tout au plus une existence indéterminée et
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 3 7
inconsciente. Hegel avait dit d'une manière plus radicale
que létre c^est le néant. M. Vacherot ne répugne qu'impar-
faitement aux principes hégéliens : « Il n'y a d'être réel que
dans le devenir; l'Etre en soi n'est tout en puissance que
parce qu'il n'est rien en acte. » Nous retrouverons plus loin
cette erreur capitale du système. Elle est toute fondée, nous
semble-t-il, sur la confusion de l'être avec l'Etre : de l'être,
objet de la métaph3^sique générale, avec l'Etre, objet parti-
culier de la théodicée. S'il distingue mieux que ne l'avait
fait Hegel Têtre de là logique, purement idéal, de l'être de
la métaphysique générale, réalité objective, mais générale
et indéterminée, il ne distingue pas mieux que ne l'avait
fait le philosophe allemand, l'être général et indéterminé
que notre intellect saisit dans les choses, de l'Etre transcen-
dant et infini, auteur de toute réalité.
Mais achevons d'examiner les tentatives métaphysiques de
Lamennais, dont la philosophie a beaucoup de points de con-
tact, à notre avis, avec celle de Hegel et de M. Vacherot. Le
tort de Lamennais n'a pas été de mettre Dieu à l'origine des .
choses, mais seulement de le mettre à l'origine de nos con-
naissances : il a confondu l'ordre logique avec l'ordre
ontologique ; il n'est point vrai que l'esprit humain procède
ainsi tout d'abord de l'infini au fini. Lamennais n'a pas dis-
tingué comme il convient l'Etre en soi et subsistant, c'est-à-
dire Dieu, dont l'être est la substance même, de l'être abs-
trait et logique, pure idée, qui n'est que dans notre esprit
et que toutes nos connaissances impliquent de quelque
manière. Il n'a pas remarqué qu'entre l'Etre créateur,
infini, et Têtre participé, individuel ou général, concret ou
abstrait, il y a diversité absolue, il n'y a aucune commu-
nauté d'être proprement dite. L'analogie les unit ; mais ils
n'ont rien de commun, à proprement parler. C'est ce qui
nous explique cette sorte de panthéisme dont il n'a pu se
garantir. Tous les esprits qui méconnaîtraient cette dis-
tinction profonde du fini et de Tinfini, et la nature des rap-
ports qui les unissent, tomberont naturellement dans de
semblables erreurs. Nous voyons déjà que M. Vacherot
n'en est point excepté. Sa critique du système de Lamen-
3^ UN SPIRITUALISME SANS DIEU
nais, si juste à certains égards, ne doit pas nous fermer les
veux sur ses propres erreurs, non moins dangereuses.
Lamennais ne se borne pas à partir de Tidée de Dieu
pour établir et développer toute sa métaphysique, il veut
encore que la Trinité des personnes divines soit une des
vérités fondamentales de sa philosophie. Dieu, « substance
une, est doué de propriétés nécessaires comme elle. Il est
Puissance, Intelligence, Amour. » Ce sont là « trois per-
sonnes distinctes dans l'unité de l'Etre ou de la substance
divine... Telle est, en quelque sorte, la philosophie de
Dieu. On ne saurait le concevoir sous une notion différente;
et bien qu'il demeure éternellement incompréhensible en
soi, ce qu'on vient de dire est néanmoins renfermé si clai-
rement dans l'idée qu'on a de lui, qu'il faut ou l'admettre
ou nier Dieu, et avec lui tout être. » — On voit que Lamen-
nais regarde la Trinité comme Tun des objets propres de la
philosophie : elle ne serait pas moins évidente ou démon-
trable que l'existence divine elle-même, et l'on ne pourrait
pas, en philosophie, établir mieux celle-ci que l'autre. Voilà
une des conclusions où aboutit si facilement la philosophie
qui confond la foi avec la raison : cette philosophie est mor-
telle pour l'une comme pour l'autre. Les philosophes chré-
tiens qui prétendent démontrer en particulier la Trinité
des personnes divines, méconnaissent la véritable portée de
la raison humaine, et ils ne réussissent qu'à éloigner de
plus en plus les philosophes rationalistes de toute révéla-
tion. Ce n'est pas que le mystère d'un Dieu en trois per-
sonnes soit une contradiction, comme le pense M. Vache-
rot; maisle théologien n'a pas le droit d'imposer la croyance
à ce mystère au nom de la raison, bien que la raison puisse
l'expliquer de diverses manières, tour à tour ingénieuses et
profondes.
Nous ne poursuivrons pas davantage l'analyse du sys-
tème de Lamennais : il nous suffit d'en avoir saisi l'origine
et les vices principaux. Nous accordons à M. Vacherot que
la méthode traditionnelle, ainsi entendue et appliquée, était
incapable de fonder une métaphysique et d'établir avec suc-
cès les doctrines spiritualistes. Passons maintenant à un
UX SPIRITUALISME SANS DIEU Bq
autre philosophe, d'un esprit bien différent : nous voulons
parler de Pierre Leroux.
Bien qu'inférieur à Lamennais comme philosophe,
Pierre Leroux fut mieux écouté de ses contemporains. Sa
doctrine philosophique n'est résumée dans aucun ouvrage
que l'on puisse comparer, même de loin, à V Esquisse d'une
philosophie ; mais elle est disséminée dans une foule d'écrits
et d'articles composés sous l'inspiration du moment. Elle a
cette ressemblance avec la doctrine de Lamennais, qu'elle
s'appuie, elle aussi, sur les traditions. La Trinité chré-
tienne en est le principe fondamental, celui qui revient sous
toutes les formes et au moyen duquel l'auteur cherche à
tout expliquer. S'il faut l'en croire, la création est impos-
sible et inconcevable, si l'on n'admet pas la Trinité, et en
particulier la troisième personne, qui est l'Esprit ou
TAmour. « Si le Saint-Esprit n'existe pas, la création
n'existe pas. Tant que l'intelligence, dans son entente méta-
physique de Dieu, n'a point fait apparaître la troisième
hypostase, ia procession des créatures hors de Dieu ne
peut être conçue. Ce n'est que par la vertu de ce troisième
terme que Dieu est agissant, et par conséquent créateur. )>
Il pense donc, avec Lamennais, que la Trinité est une
vérité de l'ordre philosophique, à laquelle l'esprit humain
a été amené naturellement, en se développant. « La révo-
lution opérée dans la théologie par l'introduction du dogme
de la Trinité n'était point un écart de la marche ordinaire
de l'esprit humain dans le perfectionnement de ses idées.
Quoique produite en apparence par une explosion impro-
visée, elle s'était pendant longtemps préparée en silence
dans le sein du genre humain, avant que de venir à terme
et de paraître. » Il va jusqu'à comparer le dogme de la Tri-
nité à la loi physique de l'attraction découverte par Newton.
(( Le principe de la Trinité en théologie, dit-il, comme en
astronomie celui de l'attraction, se justifie donc analytique-
ment par sa simplicité et sa convenance, et il n'y a pas plus
de raison de s'inscrire contre l'un que contre l'autre, puis-
qu'ils possèdent tous deux, chacun dans sa sphère, même
pour la critique la plus stricte, un caractère pareil de
40 IN hPlRITL ALISME SANS DIEU
majesté. » Il insiste ensuite sur les merveilleux effets pro-
duits dans la société par la connaissance explicite du dogme
et de la formule trinitaires, et en particulier par la connais-
sance de la troisième personne divine. A ses yeux, le chris-
tianisme mériterait le nom de religion du Saint-Esprit,
plutôt que celui de religion de Jësus-Christ ou du Fils.
Mais il faut l'entendre : « C'est à lui ,au principe de la
Trinité , et très spécialement à ce qu'il a manifesté de la
troisième Personm^ qu'est dû l'immense progrès qu'ont
accompli, dans le christianisme, la moralité, la sentimen-
talité, la piété. Cette charité qui est venue mettre son
ardeur dans les consciences, et faire distinguer par les
hommes, avec tant de netteté, les liens sacrés par lesquels
ils sont unis et qui jusqu'alors n'avaient été que vaguement
sentis; cet amour avec lequel les tidèles ont commencé à
chérir Dieu, à le prier, à implorer les dons de sa grâce,
soutien et réconfort des âmes, osant provoquer avec con-
fiance son amour infini par l'hommage du leur; cette déli-
catesse toute nouvelle, qui s'est peu à peu fait voir dans les
cœurs; tous ces développements de la nature humaine,
qui la font si différente de ce qu'elle était dans les temps
anciens, sont dans la correspondance immédiate du Saint-
Esprit; tellement que si Ton voulait faire plus attention
aux perfectionnements intérieurs des âmes qu'aux idées
théoriques qui ont occupé les intelligences, on devrait dire
que le christianisme a été la religion du Saint-Esprit plutôt
encore que celle du Acerbe. Deiis charitas est^a. pu dire avec
saint Jean, toute la chrétienté. »
Nous aimons à voir M. Vacherot faire bonne justice de
ces prétentions du fougueux théosophe. Pierre Leroux est
enclin à tout exagérer. Il se trompe en introduisant mal à
propos le principe de la Trinité dans la métaphysique et la
philosophie. Il se trompe théologiquement en élevant le
Saint-Esprit au-dessus du A'erbe et en opposant saint Jean
à saint Paul. Il se fait ici le docteur d'un nouveau christia-
nisme, celui de la charité ou de l'amour, que certains héré-
tiques et théophilanthropes appellent de tous leurs vœux
et dont ils prédisent l'avènement. ^Mais jamais la charité
Ux\ SPIRITUALISME SANS DIEU 4I
ne triomphera, au sein du christianisme, par la diminution
ou la perte de la foi : c'est la foi, au contraire, qui soutient
la charité; c'est la foi qui alimente l'amour. Celui-ci ne
peut que diminuer avec la fermeté et la pureté des
croyances.
Pierre Leroux se trompe encore en attribuant à la vertu
de la formule trinitaire elle-même la rénovation de l'ancien
monde. Avant *que cette formule eût été rigoureusement
arrêtée et sanctionnée d'une manière solennelle au concile
de Nicée, comme aussi avant que la morale chrétienne eût
été réduite en système par les théologiens et les casuistes,
la foi et la morale évangéliques avaient déjà renouvelé la
face du monde païen; elles avaient inspiré les actes les plus
héroïques et produit plusieurs générations de saints; la
révolution était faite dans les consciences. Ici M. Vacherot
parle comme l'un de nous : « L'àme chrétienne, dit-il, était
sortie de cet ardent foyer d'amour, de charité, de piété, de
dévouement exalté jusqu'au martyre, de sentiments nou-
veaux que n'avait point éprouvés l'àme religieuse de l'hu-
manité païenne... Avant que la lumière ne parût dans ces
graves conciles, qui achevèrent le dogme, la flamme avait
jailli, dès le berceau du christianisme, de ces brûlants
foyers de la propagande évangélique, allumés par la parole,
la vie et la mort du maître, qui furent les premières églises
chrétiennes. »
La confusion des principes de la théologie avec ceux de
la philosophie n'a donc pas été favorable au système de
Pierre Leroux. L'étude de ce philosophe nous convainc de
nouveau que l'esprit humain ne doit pas s'appuyer princi-
palement sur les croyances et les traditions, même les plus
respectables et les plus certaines d'ailleurs, pour fonder
une philosophie et une métaphysique.
Un autre philosophe, ce Alexandrin égaré » comme les
précédents, c'est Jean Reynaud, l'auteur de Terre et Ciel.
Lui aussi applique la théologie et la tradition à la métaphy-
sique. Mais sa théologie, pas plus que celle de Lamennais
et de Pierre Leroux, n'est acceptable, et l'application qu'il
en fait à la philosophie aboutit à une confusion et non pas
_y2 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
à une simple alliance. Il part du mystère de la Trinité,
qu'il explique par la raison. Dieu existe : en se connais-
sant, il engendre le Fils; en s'aimant, il est le principe de
TEsprit. A cette procession interne des personnes divines
succède, suivant Jean Reynaud, une cre'ation e'ternelle et
nécessaire, car Dieu ne peut se condamner à l'inaction. Il
n'a pas vu que l'activité interne de Dieu, celle qui a pour
termes les personnes divines, n'est rien moins que l'inac-
tion; elle est l'activité infinie, la vie essentielle de Dieu : la
création du monde, si vaste soit-il, n'est rien en comparai-
son d'elle. Si le monde divin nous était ouvert, si notre
regard pouvait en sonder les abîmes et l'immensité, alors
nous comprendrions comment l'activité et la vie divines
n'avaient pas besoin de créer le monde pour exister et
s'exercer pleinement. La création fut un libre surcroît; le
monde n'est qu'un objet secondaire, accessoire et extérieur,
de la science, de la sagesse et de Tamour de Dieu. Tant
que les philosophes refuseront de reconnaître ces carac-
tères qui séparent Dieu de la créature, ils ne se seront
point fait de la divinité une idée assez haute; leur Dieu
sera un Dieu humain par quelque endroit, plus dépendant
de ses propres œuvres qu'il n'en est l'auteur.
Telle est l'erreur de Jean Reynaud, âme profondément
religieuse, mais égarée par l'imagination et le sentiment, et
n'ayant à son service qu'une théologie incomplète et erro-
née. Ses vues sur la création, sur l'avenir des âmes après
cette vie, sont inadmissibles. Il prête gratuitement à la
théologie orthodoxe certaines erreurs qu'elle a toujours
répudiées par la bouche de ses meilleurs représentants.
Non, la Divinité n'est pas inactive indépendamment de la
production des êtres. Non, l'état et le bonheur des élus
ne consiste pas dans une sorte d'inaction qui vaudrait
moins que la mort : c'est un repos , par opposition aux
labeurs ingrats de cette vie, mais ce n'est point un som-
meil ou une contemplation purement passive. On n'ar-
rive pas au but pour s'y endormir, et au bonheur pour
ne pas en jouir; mais la jouissance consiste dans des
actes : être heureux, c'est agir. La vie bienheureuse est la
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 43
vie véritable, parfaite; c'est une activité supérieure, à l'abri
des menaces, des périls et des diminutions auxquelles la
vie présente n'est que trop sujette. Et pourquoi donc l'âme
ne pourrait-elle connaître, aimer, jouir, se donner, sans
être condamnée à passer de nouveau par les phases criti-
ques d'une vie semblable à la vie présente? Les transmi-
grations successives des âmes, leur course indéfinie dans
une carrière sans fin, sont des chimères : elles peuvent
tromper l'imagination par une apparence de grandeur ,
mais elles ne supportent pas l'examen d'une froide raison.
Ce que nous relevons avec plaisir dans les doctrines de
Jean Reynaud, c'est la juste distinction qu'il établit entre
certains attributs de Dieu et les attributs correspondants
de la créature, entre l'éternité proprement dite et la perpé-
tuité de la créature, entre l'immensité et l'ubiquité de
Dieu et l'immensité de l'espace. M. Vacherot, qui, ne l'ou-
blions pas, refuse d'admettre l'existence d'un Dieu digne
de ce nom, trouve la doctrine de Jean Reynaud inintelli-
gible sur ce point. Mais c'est en cela plutôt qu'elle est sage,
et son auteur aurait dû mieux tirer les conséquences que
contiennent de pareils principes. Tant que l'être de Dieu
sera regardé comme un être semblable à celui de la créa-
ture et compris avec lui dans un même genre, la théologie
se heurtera à toutes sortes de contradictions, les attributs
divins seront inconciliables.
Il n'est pas permis d'oublier qu'en attribuant à Dieu les
perfections des créatures, nous les attribuons par voie d'ana-
logie et de transcendance, plutôt que par voie de similitude.
L'infinité de Dieu n'est donc pas cette infinité relative de la
quantité ou de la qualité que l'on peut attribuer à tort ou à
raison à la créature : l'infinité de Dieu est une infinité
absolue, celle de l'être même. En supposant que le monde
fût infini sous quelque rapport et qu'il y eût par exemple
une force mécanique infinie, cette infinité ne serait point
celle de Dieu : elle ne serait rien en comparaison d'elle. En
supposant que le monde occupât un espace infini, son im-
mensité n'aurait rien de commun avec celle de Dieu ; cha-
que partie de matière serait dans un lieu et non dans un
j._j UN SPIRITUALIS.N'.E SANS DIEU
autre ; les parties du monde seraient mesurées par les parties
de Tespace : Dieu, au contraire, a la vertu d'être partout
par sa nature même, sans être attaché à aucun lieu ni être
limité par rien. Enfin, en supposant même que le monde
fût éternel, il y aurait encore les vicissitudes et l'accrois-
sement du temps, les jours s'ajouteraient aux jours, cette
éternité ne serait qu'un temps infini vers le passé et indéfini
vers l'avenir : Dieu, au contraire, a l'éternité proprement
dite, qui est une permanence, une plénitude de vie dans
l'immutabilité.
C'est ce que Jean Reynaud paraît avoir assez bien com-
pris. Si M. Vacherot voit des contradictions dans cette doc-
trine, c'est qu'il ne l'entend pas comme il convient : il croit
que nous parlons de Dieu, Etre suprême, comme nous par-
lerions de l'être abstrait et logique ou de l'être concret
assujetti aux lois du temps et de l'espace.
La critique que M. Vacherot fait de la doctrine de Jean
Reynaud, est donc injuste à certains égards. Au point où
nous en sommes de cette revue critique, il convient de
mieux préciser les principales réserves que nous croyons
devoir faire. Nous convenons avec M. Vacherot qu'il n'est
point expédient, pour résoudre les problèmes de métaphy-
sique, de confondre la théologie avec la philosophie, la foi
ou les traditions avec la raison : mais, tout en revendiquant
pour la raison une juste indépendance, nous ne l'oppose-
rons jamais cependant à la foi et à la théologie, comme si
elles étaient incompatibles dans le même esprit et sans
alliance possible. Nous ne faisons non plus aucune diffi-
culté de reconnaître avec M. Vacherot que toutes les
écoles dont nous avons parlé jusqu'ici ont été impuissantes
à fonder une métaphysique. L'école de la spéculation,
représentée principalement par Fichte, Schelling et Hegel,
en employant la méthode a priori^ a radicalement échoué.
L'école de la raison, représentée par Cousin, Saisset,
etc., a échoué à son tour, parce qu'elle a procédé éga-
lement a pj^iori^ en invoquant une intuition rationnelle
fort peu justifiée. Enfin, nous convenons encore que l'école
traditionnelle, représentée par Lamennais, Pierre Leroux,
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 45
Jean Reynaud, n'a pas été plus heureuse que les pré-
cédentes, parce qu'elle a employé indûment la méthode de
l'autorité.
Cependant, tout en critiquant ces diverses écoles et ces
diverses méthodes, considérées d'une manière générale,
nous sommes loin de tout désapprouver. En repoussant la
méthode a priori^ nous ne voulons pas recourir à peu près
exclusivement, comme semble le faire M. Vacherot, à la
méthode expérimentale, alors même qu'elle comprend la
méthode psychologique. Entre les deux méthodes il y a une
alliance à contracter, dont la philosophie aura tout le profit.
Sans renouveler les erreurs de l'école de la spéculation et
de l'école de la raison, nous reconnaîtrons cependant avec
elles qu'il est des principes a priori^ des principes ration-
nels, que notre raison n'a connus, il est vrai, que sous le
coup de l'expérience et des impressions sensibles, et qui
sont à la fois la loi de notre esprit et la loi des choses. Or,
il faudra tenir compte de ces principes dans la recherche de
la vérité. L'expérience elle-même n'est instructive qu'à leur
lumière. De même, tout en répudiant les erreurs et la
méthode de l'école traditionnelle, qui donne le pas à la tra-
dition sur la raison individuelle en philosophie, nous recon-
naîtrons cependant que la méthode traditionnelle peut et
doit être employée, en la combinant sagement avec la mé-
thode rationnelle et la méthode psychologique. Aucune de
ces méthodes ne nous conduira à la vérité, si nous la sui-
vons exclusivement. C'est ce que nous verrons mieux par
la suite. Mais, dès maintenant, nous devions entrer dans
ces explications et faire ces réserves avant de continuer à
suivre M. Vacherot dans sa revue historique et critique.
4^ Ecole de la conscience. — Après l'école de la tradi-
tion, vient l'école de la conscience. M. Vacherot groupe
dans cette école la plupart de nos philosophes contempo-
rains, qui continuèrent, avec plus ou moins d'indépen-
dance, les doctrines spiritualistes de Cousin : MM. Franck,
Janet, Bénard, Lévêque, Bouillier, Caro, etc. Cette école
ne s'est donc distinguée que graduellement de l'école de
_|.6 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
la raison. A la mort du maître, qui avait fait du spiritua-
lisme une sorte de parti philosophique, les disciples
demeurèrent fidèles aux doctrines spiritualistes, mais
chacun les établit et les défendit avec indépendance, en
s'inspirant de lui-même et en employant une méthode
personnelle. L'éclectisme avait vécu. On comprenait enfin
que cette méthode, très utile à certains égards, était inca-
pable de rien produire de neuf, d'original en philosophie,
mais qu'il fallait recourir à d'autres moyens, si l'on ne vou-
lait pas retarder sur le mouvement général qui emportait
les esprits.
Chacun s'ingénia donc pour accommoder la philosophie
spiritualiste aux nécessités des temps et aux exigences de
la science moderne. De là une variété admirable d'essais
et d'ouvrages philosophiques, qui composeraient une
vaste bibliothèque. Entre toutes ces productions du spiri-
tualisme contemporain, il n'y a qu'un lien de commun,
celui des doctrines spiritualistes, et une méthode com-
mune, celle de l'expérience et de l'observation psycho-
logiques. C'est ce qui permet de désigner cette école sous
le nom d'école de la conscience : école largement ouverte,
comme on le voit, puisqu'il suffit, pour lui appartenir,
d'être spiritualiste dans le plus large sens du mot, et de
faire la part la plus considérable à la méthode psycholo-
gique. Mais la facilité même qu'il }'' a à pouvoir se dire de
cette école, nous explique pourquoi ceux qui en font
partie, n'ont guère proposé jusqu'ici de théories com-
plètes sur l'àme, sur Dieu, sur tous les grands objets de
la métaphysique.
Nous croyons volontiers, avec M. Vacherot, que chacun
des philosophes éminents qu'il désigne et dont les œuvres
sont devenues classiques, a une doctrine métaphysique
complète et bien arrêtée dans son esprit. On ne peut, en
effet, aborder successivement les sujets les plus divers, les
traiter d'une manière approfondie et rester fidèle au même
esprit, sans avoir des principes bien arrêtés, qui servent
de règle à la pensée. Cependant, cette abstention à peu
près générale, ou du moins cette réserve excessive de nos
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 47
spiritualistes contemporains en face des problèmes et
des théories métaphysiques, nous paraît être un indice
de l'impossibilité pour le spiritualisme de garder son
unité de doctrine, le jour où sa métaphysique sera moins
vague, et disons même moins équivoque.
L'unité du spiritualisme contemporain nous paraît
factice; car il ne suffit pas, pour constituer une école
distincte, de défendre d'une manière générale les doctrines
spiritualistes, il faut encore savoir précisément en vertu
de quels principes métaphysiques on les défend, et com-
ment on les accorde avec les autres conclusions philoso-
phiques. Tel spiritualisme, s'il veut raisonner ses principes
et se mettre d'accord avec lui-même, s'évanouira peut-être
en vain idéalisme. Tel autre nous menace du panthéisme
ou même d'un matérialisme retourné. Par exemple, si
l'on ne triomphe du matérialisme qu'en supprimant la
matière et en l'expliquant par l'esprit, je crains bien que
l'esprit à son tour ne soit assimilé à la matière. Et si tel
spiritualisme supprime le Dieu conscient et personnel, je
crains bien que le monde n'arrive à remplacer la Divinité.
Nous sommes donc porté à croire, et c'est même pour
nous une conviction, que le spiritualisme contemporain se
fractionnera en doctrines inconciliables, radicalement op-
posées, le jour où les spiritualistes voudront se mettre
d'accord sur tous les points essentiels de la métaphysique.
Leur unité d'aujourd'hui n'est qu'apparente : c'est une
unité de sentiment, d'intention, de but, plutôt qu'une
Unité de principes et de doctrine; elle repose sur plus d'un
malentendu et d'une équivoque. D'ailleurs, nous n'allons
pas tarder à nous en apercevoir de quelque manière.
Parmi les spiritualistes, M. Vacherot en distingue deux,
qui ont fait exception dans leur école et proposé au public
une doctrine métaphysique assez complète : ce sont
MM. Ravaisson et Lachelier. M. Ravaisson a été secrétaire
de Cousin; mais il n'a jamais cherché ses inspirations ni
dans les livres ni dans les leçons du maître. C'est donc un
philosophe à qui l'on ne peut reprocher de manquer d'ori-
ginalité. Il a des maîtres cependant, et des meilleurs :
48 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
Aristote, Leibniz, peut-être Schelling. Sa philosophie est
peu populaire, parce qu'on la trouve obscure. M. Ravais-
son, en cftet, formule sa pensée à la manière d'Aristote, avec
une extrême concision, qui ne suffit point au commun des
esprits. Il est né pour la métaphysique ; il en a fait et il con-
tinue d'en faire « partout, dans ses notices, dans ses articles
d'art et d'érudition, jusque dans ses allocutions au modeste
auditoire de nos lycées, quand il n'en fait plus dans les
livres ». Mais il est difficile de saisir l'ensemble de sa doc-
trine. Non seulement elle revêt une forme peu transpa-
rente, mais encore elle est comme dispersée. Il faut la
(( deviner dans son Essai sur la métaphysique^ puisqu'il
ne nous a pas encore donné sa conclusion. On ne peut en
juger qu'imparfaitement, en recueillant çà et là les fra-
gments épars de son très remarquable Rapport sur la
philosophie en France au xix^ siècle. Mais enfin, on peut
s'en faire une idée suffisante pour en apprécier la valeur
et la portée. » ^^oyons donc quelle paraît être la métaphy-
sique de M. Ravaisson.
Il professe le spiritualisme le plus absolu et, selon M. Va-
cherot, « le plus savant, le plus profond, et en même temps
le plus large qui ait été exposé, depuis l'origine de la philo-
sophie spiritualiste en France ». Il s'explique avec précision
sur l'objet, la méthode et le principe de la métaphysique. Il
pense que l'objet de cette science, c'est « le parfait, le com-
plet, l'absolu », c'est-à-dire ce qui explique tout sans avoir
besoin lui-même d'explication. — -Mais, comment atteindre
l'absolu? Par la méthode psychologique, selon M. Ra-
vaisson, qui rejette comme inférieures et incomplètes la
méthode employée par les matérialistes et celle qu'ont
employée les idéalistes. Les matérialistes ont cherché
l'absolu ou le premier principe en décomposant la matière,
et n'ont trouvé comme première cause que l'atome. Les
idéalistes ont cherché la première des idées et n'ont
trouvé que l'être pur, le plus abstrait, c'est-à-dire le moins
réel. En étudiant l'âme, au contraire, nous rencontrons
une perfection réelle, la plus haute que nous puissions
connaître immédiatement et qui nous révélera l'absolu-
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 49
ment parfait. Notre pense'e est ce qu'il y a de meilleur dans
notre nature : c'est donc le principe et la raison de tout ce
qui est en nous. Mais, notre pensée elle-même, perfection
relative, a sa cause ou raison dernière dans une perfection
absolue. C'est à ce sommet ou à ce centre, c'est à ce point
de vue que le philosophe doit se placer pour contempler
toutes choses et saisir leurs harmonies. « Dieu sert à enten-
dre l'âme, et l'âme la nature. »
Jusqu'ici, nous ne pourrions guère qu'approuver ces vues
métaphysiques. Cependant, tout en reconnaissant la valeur
de la méthode psychologique, nous ne pouvons déprécier
aucune autre méthode légitime. Le matérialisme s'est
trompé, sans doute, en cherchant l'absolu dans l'analyse
des corps; mais il y a cependant d.s principes intrinsèques
et premiers que l'on ne trouvera que dans cette analyse,
pourvu cependant qu'elle soit faite non pas au moyen des
instruments, mais au moyen de la pensée, appuyée sur
l'expérience, et cherchant dans les corps autre chose
qu'elle-même ou son image. Ni l'analyse ni la S3mthçse
psychologiques ne peuvent nous donner le dernier mot, le
mot métaphysique sur la constitution essentielle des corps.
C'est pourquoi nous n'aurons pas recours, comme IVL Ra-
vaisson, à la psychologie, pour trouver les premiers prin-
cipes intrinsèques des corps, ceux qui les constituent. En ce
sens, nous nions formellement que rame explique la nature.
Ensuite la méthode employée par les idéalistes et dont
ils ont parfois étrangement abusé, n'est pas à rejeter d'une
manière absolue. En cherchant la première des idées et
en ne tenant pas assez compte de l'expérience, particulière-
ment de l'expérience psychologique, les idéalistes n'ont
trouvé qu'un principe abstrait, sans réalité; car l'objectivité
ou la réalité de l'idéal ne se prouve pas par l'idéal même.
Une simple idée, même la plus haute des idées, le plus
sublime idéal, ne peut être simplement le premier principe
des choses : l'idée ne suffit pas à expliquer la réalité.
L'idéalisme n'a donc pu constituer une métaphysique,
c'est-à-dire une science des premiers principes. Le spiri-
tualisme est plus heureux; car sa méthode est moins
4
50 U.\ SPIRITUALISME SANS DIEU
incomplète : il part d'un fait, et du plus remarquable des
faits observables, l'existence de la pensée, et par celle-ci il
s'élève à la pensée suprême et réelle d'où émane la nôtre.
Toutefois, que le spiritualisme ne triomphe pas ici en
méconnaissant ce qu'il a de nécessairement commun avec
l'idéalisme. Si le spiritualisme part d'un fait et d'une per-
fection, pour s'élever au premier fait et à la première
perfection, tandis que l'idéalisme ne part que d'une idée
pour aboutir à la première idée, cependant qu'il veuille bien
remarquer et ne point oublier qu'il ne pourra jamais
passer d'un fait, comme celui de notre pensée, au fait supé-
rieur qui est l'existence divine, sans employer les idées
abstraites et les principes absolus dont abuse l'idéalisme.
L'affirmation scientifique de l'existence de Dieu ne résulte
pas d'une simple analyse d'idées, c'est vrai; mais elle ne
résulte pas non plus d'une simple synthèse de faits : elle
résulte de l'une et de l'autre. Le fait de l'existence du
monde ou de notre propre existence, doit être considéré à
la lumière des principes absolus de la raison, principes
abstraits et évidents par eux-mêmes. A cette condition
seulement, il nous est possible d'affirmer scientifiquement
le grand fait de l'existence de l'absolu, de l'existence de
Dieu. Soutenir le contraire, ce serait retomber dans de
graves erreurs. Mieux vaudrait admettre l'intuition ration-
nelle de l'absolu, que cette sorte d'expérimentation psycho-
logique de son existence par delà notre existence person-
nelle. La métaph3^sique de !NL Ravaisson, si nous pouvons
suffisamment la saisir sous les formes parfois indécises
qu'elle revêt, nous paraît donc à la fois. pleine de vérités et
d'équivoques. Elle est certainement incomplète; nous
devons même ajouter qu'elle contient des erreurs, comme
on va mieux le voir par la suite.
Conformément à sa méthode, trop psychologique, con-
formément aussi au principe qui est le premier fruit de
cette méthode, à savoir que Vâmc sert à entendre la na'ure^
^L Ravaisson explique tous les êtres organisés et même
les êtres inorganiques, à la manière de la nature humaine.
Les choses sont plus ou moins les « analogues de la pensée w.
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 5i
« Cette analogie, remarque M. Vacherot, est tout le secret
du spiritualisme de M. Ravaisson. C'est le fil conducteur
qui le guide, dans tout le cours de ses spéculations méta-
physiques. »
Voici comment, en effet, il espère réfuter définitivement
le matérialisme, en comparant toute chose à la personne
humaine. S'appuyant sur les découver:es de la science
positive, il fait voir que les êtres qui nous sont inférieurs
ont comme nous, quoique à divers degrés, une activité
spontanée et intentionnelle, ce que leur dénie précisément
le matérialisme. Celui-ci ne peut triompher définitivement
qu'en expliquant toujours le supérieur par l'inférieur, les
corps organiques par les corps inorganiques, et ceux-ci par
de simples atomes ; il doit toujours expliquer uniquement
les faits par leur condition élémentaire, sous peine d'être
convaincu de fausseté. Or, la science positive reconnaît
aujourd'hui qu'il faut plutôt expliquer l'inférieur par le
supérieur, les organes par les fonctions auxquelles la nature
les destine. Claude Bernard a fort bien établi que la nature
vivante obéit à une idée directrice. Les explications du
matérialisme ne suffisent même pas à rendre compte des
phénomènes observés dans les corps inorganiques. La
cristallisation, par exemple, est inexplicable par la méca-
nique seule. Bien plus, le mouvement mécanique lui-même
est inexplicable sans la spontanéité : il ne peut se commu-
niquer ni se continuer sans qu'on suppose une qualité
intermédiaire, une tendance, un effort, dont le mouvement
n'est que l'effet, l'acte et la manifestation. Au fond, tout
mouvement est une tendance ou en dérive, et cette tendance
est ce qu'il y a de plus réel dans le mouvement, tout le
reste n'étant que rapports. La tendance est innée aux corps,
et, pour en trouver l'origine, il faut remonter jusqu'à la
première puissance qui les créa.
Nous acceptons bien volontiers toute cette théorie. Il est
prouve que tous les corps sont doués d'une activité essen-
tielle et de plus qu'ils obéissent à une direction marquée
par une intelligence supérieure. Mais nous ne croyons pas
que ces considérations soient décisives contre le matéria-
32 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
lismc proprement dit, de beaucoup le plus redoutable, celui
qui, sans confondre l'étendue avec la force, ni les forces
phvsico-chimiques avec les forces organiques, ni les forces
organiques avec les facultés sensibles et intellectuelles,
prétend cependant que celles-ci n'existent pas sans la
matière. Ce matérialisme n'est point réfuté, alors même
qu'on résout la matière en des forces simples, qui peuvent
paraître semblables aux esprits. N'expliquer les corps que
par des forces ou des formes substantielles, c'est oublier
l'un de leurs principes essentiels et irréductibles, c'est pro-
fesser un spiritualisme exagéré. Mais toute exagération
tourne nécessairement contre le système qui la commet.
On croit triompher du matérialisme en niant la matière,
en expliquant les corps par de pures forces, comme des
esprits, pour ainsi dire; et il viendra un moment où l'on
expliquera les esprits comme les corps. Sans reprocher à
M. Ravaisson cette dernière conséquence, qu'il ne voudrait
pas accepter, il nous est permis tout au moins de nous
montrer plus difficile que M. Vacherot, qui l'approuve ici
sans réserve, et de rejeter absolument cette explication
métaphysique de la nature du corps par celle de l'esprit.
Mais il faut citer M. Ravaisson, afin de montrer que nous
n'avons pas dénaturé sa véritable pensée :
(( Du point intérieur et central de la réflexion sur soi,
dit-il, Tâme ne se voit donc pas seulement, et aussi^
comme en son fond, l'infini d'où elle émane (nous avons
déjà fait nos réserves sur ce point) ; elle se voit, elle se
reconnaît, plus ou moins différente d'elle-même, de degré
en degré, jusqu'à ces extrêmes limites où, dans la disper-
sion de la matière, toute unité semble s'évanouir, et toute
activité disparaître sous l'enchaînement des phénomènes.
De ce point de vue, puisque l'on trouve dans l'àme tout ce
qui se développe dans la nature, on comprend cette sen-
tence d'Aristote, selon laquelle l'àme est le lieu de toutes
les formes. Puisque les objets nous apparaissent alors
comme représentant par des formes dans l'espace les
phases que l'àme parcourt dans la succession de ses états,
on comprend cette sentence de Leibniz, que le corps est
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 53
un esprit momentané. Et puis :]ue enfin l'âme elle-même,
dans le progrès de sa vie, déroule d'une manière succes-
sive ce que contient, comme en un présent indivis, Tesprit
pur, on comprend cette autre sentence des mêmes penseurs,
résumant en une brève formule tout l'esprit de la haute
doctrine platonicienne, que ce qui se développe dans la
variété du fini, c'est ce que l'infini concentre dans l'unité.
La nature, pourrait-on dire, est comme une réfraction ou
dispersion de l'esprit. » — Nous ne saurions souscrire aux
formules de M. Ravaisson, ni à l'interprétation qu'il donne
de certains principes d'Aristote. Le spiritualisme ne peut
rien gagner à supprimer la matière elle-même pour ne con-
server que des forces, et à effacer ainsi la distance et l'op-
position qu'il y a entre le monde corporel et le monde
spirituel. Quoi que fasse la métaphysique, elle trouvera
toujours dans les corps deux principes irréductibles, la
force et l'étendue, ou plutôt ce dont la force et l'étendue ne
sont elles-mêmes que les premiers effets et que les scolas-
tiques ont appelé du nom de matière première et de forme
substantielle.
Mais là où nous ne pouvons que nous joindre à M. Ra-
vaisson et à M. Vacherot, c'est lorsqu'ils insistent sur les
causes finales, sur la part qu'il faut leur attribuer dans
toute la nature. « Loin que tout se fasse par un méca-
nisme brut ou un pur hasard, dit M. Ravaisson, tout se fait
par le développement d'une tendance à la perfection, au
bien, à la beauté, qui est, dans les choses, comme un
ressort intérieur, par lequel les pousse comme un poids qui
pèse en elles et les fait se mouvoir à l'infini. Au lieu de
subir un destin aveugle, tout obéit et obéit de bon gré à
une toute divine Providence. » Aujourd'hui surtout que la
science nous a fait pénétrer si avant dans les œuvres cachées
de la nature, la sagesse divine s'est révélée sous un jour tout
nouveau ; les arguments que Socrate et Platon invoquaient
pour démontrer l'existence d'une Providence, sont mer-
veilleusement développés et fortifiés : rien n'est laissé au
hasard dans cet immense univers ; toute créature marche
vers un but, et dans chaque créature, si minime et si mépri-
54 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
sée soit-elle, tout se combine, tout concourt admirablement.
M. Ravaisson proclame bien haut le principe des causes
finales, le pourquoi des choses, qui en est la plus haute
métaphysique. 11 oppose \c pourquoi au comment^ la fin que
les choses cherchent à la manière dont elles la cherchent : à
la métaphysique de chercher le pourquoi; aux sciences de
nous apprendre de mieux en mieux le comment, c'est-à-
dire les conditions des phénomènes. Si la philosophie et
les sciences s'en tenaient désormais au point de vue qui leur
est propre, il n'y aurait plus de conflit entre elles. Il est
certain, en effet, que si les philosophes s'étaient toujours
bornés à rechercher les premiers principes des choses, les
suprêmes causes, laissant aux sciences le soin de déterminer
de mieux en mieux les causes immédiates et les conditions
des phénomènes, la philosophie et les sciences eussent
toujours vécu en paix.
M. Ravaisson montre très bien ensuite — et ici
M. Vacherot se sépare de lui — , que la fin ou l'idéal vers
lequel gravite la nature aussi bien que l'humanité, doit être
réel; il en fait « l'être parfait, c'est-à-dire le type absolu de
la pensée, de la volonté, de l'amour, Dieu en un mot ».
Pour établir cette conclusion, il rappelle avec Aristote, son
incomparable maître, que le meilleur ne peut venir du pire
et que l'imparfait ne peut procéder que du parfait. Rien de
plus juste, et nous l'établirons nous-même contre M. Va-
cherot, qui cherche à atténuer la portée de ce principe.
S'il est vrai que dans l'ordre idéal, le parfait peut être
connu après l'imparfait, l'infini après le fini, contrairement
à ce qu'enseigne l'école de la raison, il est indubitable que
dans l'ordre réel, l'imparfait ne peut venir en dernière
analyse que du parfait. Et qu'importe ici que les causes
intermédiaires nous voilent pour un temps l'action de
l'auteur principal et nous donnent l'illusion que l'imparfait
se perfectionne de lui-même !
Ce parfait, que M. Ravaisson place à l'origine des choses,
c'est Dieu. Il se le représente comme la pensée de la pensée.
Ainsi avait fait Aristote. Nous préférons cependant une
autre formule de ce philosophe, plus générale, moins équi-
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 55
voque et non moins expressive : Dieu est un acte pur. Si
Dieu est la pensée souveraine, il est aussi l'amour subsis-
tant et la puissance infinie. Or, nous comprenons égale-
ment toutes ces perfections, en disant que Dieu est un acte
pur : M. Ravaisson ne l'ignore point.
Ce que nous goûtons moins dans sa théorie, c'est la
manière dont il explique la création. « Dieu, dit-il, a tout
fait de rien, du néant, de ce néant relatif qui est le possiWe :
c'est que ce néant, il en a été d'abord l'auteur, comme il
l'était de l'être; de ce qu'il a annulé, en quelque sorte, et
anéanti de la plénitude de son être (se ipsum exinanivit),
il a tiré par une sorte de réveil et de résurrection tout ce
qui existe. » Ici M. Vacherot a le droit d'ajouter, après une
semblable déclaration : « Dieu auteur du néant, la création
expliquée par une sorte d'anéantissement suivi d'un réveil
et d'une résurrection, voilà, que M. Ravaisson nous per-
mette le mot, de ces subtilités par trop alexandrines, qui
doivent rendre l'école spiritualiste indulgente pour toutes
les énormités du panthéisme. 0)
M. Ravaisson applique, indûment selon nous, les for-
mules chrétiennes qui expliquent le dogme de l'incarna-
tion, à l'œuvre purement naturelle en elle-même de la
créati n. Il n'est pas exact de dire du Créateur comme du
Verbe incarné : se ipsum exinanivit. Sans doute « Dieu est
descendupar son Fils, et descendu ainsi sans descendre, dans
la mort, pour que la vie en naquît, et une vie toute divine. »
Mais il n'y a rien là que nous puissions appliquer à l'œuvre
de la création. Dieu a créé le monde de rien et sans changer
en lui-même, c'est-à-dire qu'il l'a créé sans matière préexis-
tante et sans rien perdre de ses propres perfections ; mais
il ne l'a pas créé sans idéal, sans amour et sans but; sa
force, au lieu de s'exercer comme la nôtre sur un objet
préexistant, l'a emporté infiniment sur la nôtre, en consti-
tuant cet objet lui-même. L'acte de la création est trans-
cendant, c'est vrai ; nous ne pouvons en donner aucun
exemple et nous n'avons pour le concevoir, comme pour
concevoir Dieu, que des analogies et des images, il dépasse
notre imagination, il est vraiment inimaginable; mais est-
?0 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
il inconcevable? Il s'impose, au moins d'une manière indi-
recte ; car, en le niant, on tombe dans un abîme de contra-
dictions.
C'est ce dernier parti que préfère prendre M. Vacherot,
car la création qu'il admet ne mérite guère ce nom. Dans
la doctrine de ]\I. Ravaisson, il distingue la métaphj'sique
de la théodicée. Il ne peut, dit-il, qu'approuver et admirer
la première; mais il rejette la seconde. Pour nous, nous
approuvons une partie de la première et une partie de la
seconde. Cette doctrine nous paraît juste en ce qu'elle
concilie très bien la métaphysique avec la science, comme
aussi en ce qu'elle établit un Dieu réel et personnel; mais
elle nous paraît incomplète en ce qu'elle définit mal la
création et en ce qu'elle explique la nature par l'âme. Ces
conclusions défectueuses sont dues à l'emploi trop exclusif
de la méthode psychologique.
Si elle n'est tempérée par les autres, cette méthode con-
duit facilement à l'idéalisme. On peut s'en apercevoir en
étudiant M. Lachelier, disciple le plus remarquable de
M. Ravaisson. Son enseignement à l'Ecole normale a
exercé la plus grande influence sur les jeunes maîtres de
l'Université, et l'on peut se demander avec curiosité si le
succès de cet enseignement doit être attribué au mérite de
la doctrine aussi bien qu'au talent et au caractère du
maître. Tandis que M. Ravaisson explique la nature par
l'esprit, son disciple, plus hardi et plus conséquent, va
jusqu'à la créer, pour ainsi dire, ce qui est le propre de A
l'idéalisme. Pour M. Ravaisson, la pensée est le principe
de toute réalité ; pour M. Lachelier, la pensée c'est tout
Tétre, c'est l'être unique : ce qui lui est extérieur est
comme une projection d'elle-même. « La nature n'est que
la pensée qui rayonne, tandis que l'esprit n'est que la
pensée qui se concentre. La pensée dans son unité, la
pensée dans sa diversité, c'est tout ce qui existe. » A pre-
mière vue, cette doctrine ressemble fort à celle des idéalistes
allemands.
Voici d'ailleurs quelques citations qui achèveront de
nous renseigner sur ses tendances et son caractère. « La
UN SPIRITUALISME SANS DIEU DJ
plus élevée de nos connaissances, dit M. Lachelier, n'est
ni une sensation, ni une intuition intellectuelle, mais une
réflexion par laquelle la pensée saisit immédiatement sa
nature et le rapport qu'elle soutient avec les phénomènes.
C'est de ce rapport que nous pouvons déduire les lois
qu'elle leur impose et qui ne sont autre chose que les
principes. » M. Lachelier donne donc le pas à la réflexion
sur la vue directe de l'objet, et il croit que notre esprit
impose aux phénomènes ses propres lois; mais on risque
fort par ces concessions, de ne pouvoir plus sortir de sa
propre pensée. De plus, M. Lachelier n'accorde aux qua-
lités des corps que nous percevons, même aux qualités
premières, comme l'étendue, aucune réalité qui soit dis-
tincte de celle de l'esprit, ce qui est un autre point fonda-
mental de l'idéalisme. « L'étendue, dit-il, n'est pas autre
chose que le rapport des phénomènes sensibles avec la
forme d'espace. La résistance, c'est la sensation de quel-
que chose qui est en dehors de notre corps, d'une tendance
au mouvement opposée à la nôtre; mais ce corps et le
nôtre ne sont que des productions de notre esprit. Dire
que notre corps est distinct des autres corps matériels,
c'est dire que nous nous représentons nécessairement les
corps dans l'espace, les uns en dehors des autres; mais
tous ces corps ensemble résident dans notre pensée. »
N'est-ce pas là une déclaration d'idéalisme?
En voici une autre, plus nette encore, et que n'auraient
pas désavouée, selon M. Vacherot, ni Fichte, ni Schelling,
ni Hegel : « Toutes choses sont des pensées, et la pensée,
en les pensant, ne sort pas d'elle-même. Nous pouvons
rêver une réduction des sciences physiques aux sciences
mathématiques, une science de la nature a />r/or/, supé-
rieure à la personnalité, indépendante de l'espace et du
temps, une science divine, qui soit la présence réelle de
l'esprit à toutes choses à la fois. )> Il est vrai que ses leçons
de psychologie d'où est extraite cette citation, n'ont pas été
publiées par M. Lachelier lui-même, mais par un de ses
disciples : il y a tout lieu de croire cependant que le disciple
n-a pas été infidèle à la pensée du maître.
38 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
Mais si M. Lachelier professe une logique qui rappelle
beaucoup plus celle de l'école allemande que celle de l'é-
cole spiritualiste française, il se rapproche du moins de ses
maîtres naturels par sa métaphysique. Il admet, avec tous
les grands métaphysiciens, la loi de finalité qui gouverne
toutes choses, la nature et l'esprit. Le mécanisme lui paraît
insuffisant à expliquer le monde d'une manière philoso-
phique et définitive. Cette explication suprême ne se trouve
que dans la fin, dans le bien : seul il se suffit, c'est la seule
vraie réalité.
Le principe de finalité, l'un des plus importants en méta-
physique, est à peu près le seul sur lequel tombent d'accord
tous les philosophes de l'école nouvelle représentée par
M. Ravaisson et M. Lachelier : on discute, par exemple,
« sur l'immanence ou la transcendance de la cause finale ;
on met l'absolu. Dieu, dans le monde ou hors du monde ;
on explique l'action divine par la création ou par l'évolu-
tion » : seul le principe de finalité est au-dessus de toutecon-
testation. Et il suffit à la rigueur, semble-t-il, pour que tous
les philosophes de cette école puissent être regardés comme
des partisans de la métaphysique et du spiritualisme.
Le spiritualisme a bien d'autres représentants encore que
ceux qui ont été signalés. C'est ainsi que tous les philo-
sophes chrétiens peuvent être comptés parmi les spiritua-
listes les plus décidés; mais ils n'appartiennent pas à l'école
qu'on est convenu d'appeler spiritualiste parce qu'elle n'a
pas de caractère plus spécial qui puisse servir à la désigner.
Parmi ces philosophes qui ont mis leur savoir au service
de leur foi, M. Vacherot accorde une mention particulière à
M. l'abbé de Broglie et à M. de Pressensé : le premier,
auteur d'un ouvrage considérable de philosophie et de
critique, le Positivisme et la Science expérimentale ; le se-
cond, auteur d'ouvrages remarqués sur l'accord de la science
et de la religion.
Parmi les philosophes ne relevant d'aucune école, et dont
les doctrines philosophiques ne se sont pas encore dégagées
d'une manière assez complète, M. Vacherot signale M.
Fouillée, M. Guyau et M. Magy. Les œuvres historiques
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 5q
qui marquèrent les débuts de M. Fouillée dans la carrière
philosophique, permettaient de le ranger parmi les repré-
sentants les plus remarquables de la tradition spiritualiste;
mais la suite n'a répondu qu'imparfaitement à ces commen-
cements, et l'on peut se demander si M. Fouillée est vrai^
ment spiritualiste, après les concessions qu'il a faites au
positivisme. M. Guyau aurait plus de fermeté dans la doc-
trine; mais ses œuvres n'offrent pas encore un ensemble.
Ajoutons que VEsqiiisse d'une morale sans obligation ni
sanction^ qui vient de sortir de sa plume, est loin de satis-
faire les bons esprits et de les rassurer sur les tendances du
jeune philosophe. Tout en soutenant des thèses meilleures
M. Magy ne nous a pas donné encore une philosophie
complète. Aucun de ces philosophes n'a entrepris une syn-
thèse philosophique ni publié un livre de doctrine géné-
rale.
Enfin, M. Vacherot salue encore, sans pouvoir les nommer
tous, une élite de jeunes philosophes. C'est en eux qu'il
met l'espoir du nouveau spiritualisme. Il espère que la
nouvelle doctrine se propagera, non point parmi ces esprits
dont l'école positiviste est l'oracle, ni parmi ceux qui,
épris des doctrines matérialistes, estiment que tout ce qui
dépasse les sens est pure scolastique : il se développera,
espère-t-il, parmi le monde « des esprits vraiment philoso-
phiques qui veulent qu'on leur explique la réalité, sans la
perdre dans la subtilité et les chimères de l'idéalisme ». Ce
monde-là, ajoute-t-il, « ne sera jamais le plus vaste; mais
il est le seul dont la conquête doit tenter une école comme
celle qui a en ce moment le dépôt des hautes traditions.
Quand un tel monde se trouve gagné à la cause spiritua-
liste, la philosophie n'a point à se préoccuper des couches
inférieures où ne descend pas la pensée. »
Comme on le voit, M. Vacherot borne bien étroitement
les espérances que lui fait concevoir le nouveau spiritua-
lisme, dont il se fait l'organe. Encore faudra-t-il, pour que
ces espérances si médiocres, quoique si hautes en appa-
rence, parviennent à se réaliser, que les philosophes spiri-
tualistes mettent en pratique ses conseils, // ne faut pas
6o UN SPIRITUALISME SANS DIEU
mettre le rin noiweau dans les vieux vases^ dit l'Evangile ;
« et il ne faut pas enfermer Timmortelle pensée du spiritua-
lisme dans les obscurs symboles des jours anciens ». Que
M. Ravaisson cesse donc de nous parler la langue de
Schelling, la langue des mystères et des initiés. Que M. La-
chelier ne répète pas, « en phrases sibyllines », que la pen-
sée crée le sujet et l'objet, et qu'il n'y a de réel pour l'esprit
que ce qui est pensé. Ce langage ne peut être entendu que
des forts ; il sera sans action même sur l'élite à laquelle le
nouveau spiritualisme doit borner ses espérances.
Nous le croyons facilement, et nous ajoutons que les
sages conseils de M. Vacherot nous paraissent encore bien
insuffisants. Le spiritualisme, à notre avis, doit concevoir
de plus grandes espérances, mais se soumettre à une autre
discipline. Un spiritualisme vague, hésitant sur des ques-
tions capitales de la métaphysique et de la théodicée, sera
toujours impuissant. Incapable de s'accorder avec lui-même,
comment s'opposerait-il efficacement aux doctrines rivales
qui se sont propagées de nos jours, et arracherait-il les
esprits à leur influence? Il faut aux spiritualistes contem-
porains une métaphysique achevée, qui ne sacrifie ou qui
n'omette aucun principe essentiel de l'entendement, et qui
sache découvrir les premières causes aussi bien de l'ordre
réel que de Tordre idéal. Il faut qu'en saisissant les analo-
gies qui unissent tous les êtres, l'être infini à l'être fini,
l'esprit à la matière, l'homme à la nature, elle marque en
même temps les distinctions profondes qui les séparent et
empêche ainsi des confusions regrettables. Tout entière à
la recherche des essences, des natures, des premiers prin-
cipes, des origines et des dernièi^es fins, elle laissera aux
sciences physiques la recherche des causes immédiates et
des conditions des phénomènes. Que craindrait-elle des
sciences positives ? Pourquoi assisterait-elle avec défiance
à leurs recherches et à leurs efforts? Ces sciences travaillent
à leur insu pour elle; elles fournissent les conclusions par-
ticulières et les matériaux sans nombre dont elle se servira
pour édifier une vaste synthèse.
Mais la métaphysique moderne ne suffira à la tâche mi-
I
UN SPIRITUALISME SANS DIEU Gl
mensc qui lui incombe qu'à la condition d'être elle-même
une et complète, c'est-à-dire d'avoir sur Dieu, sur l'àme,
sur l'homme et sur la nature, des théories, sinon e'videntes
sur tous les points, du moins plausibles et concordantes
dans toutes leurs parties. Alors les espérances du spiritua-
lisme seront légitimes; alors aussi elles seront sans bornes.
Il peut s'étendre parmi les esprits aussi loin que la vérité.
Celle-ci ne se révèle pas au grand nombre jusque dans ses
profondeurs; mais tous peuvent la goûter et la discerner
de l'erreur : ainsi en est-il du spiritualisme. La généralité
des esprits peut arriver à en saisir la force, la convenance,
et à répudier toutes les doctrines incompatibles avec lui,
depuis le grossier matérialisme jusqu'à l'idéalisme le plus
séduisant en même temps que le plus chimérique.
Est-il besoin d'ajouter que le spiritualisme ne rencon-
trera, pour s'y appuyer, cette métaphysique complète
et indispensable, que le jour où il aura compris que sa
cause est étroitement liée à celle de la philosophie tradi-
tionnelle, chrétienne, et, osons le dire, scolastique? Sans
rien perdre de sa véritable indépendance, sans renoncer à
aucun des droits de la critique, il ne méprisera pas l'héritage
du passé. Sans ignorer les temps présents et la science du
jour, il pénétrera dans la pensée antique ; en expliquant le
monde moderne par le monde ancien, il préparera un
monde meilleur, celui de l'avenir. Car le progrès du monde
n'est possible que par le progrès des idées et, avec elles,
des esprits; or celui-ci s'accomplit surtout par la philoso-
phie aidée de la religion, et par la religion aidée de la phi-
losophie. Il est temps que le spiritualisme ne pose plus en
adversaire des croyances les plus légitimes, et n'affecte plus
de les ignorer ou même de les rejeter avant tout examen.
Nous espérons donc beaucoup du spiritualisme; mais
qu'il dépose d'abord toute prévention religieuse. Nous lui
demandons en outre une doctrine précise, cohérente dans
toutes ses parties, une logique sévère et une méthode
complète. A ces conditions seulement il peut refleurir,
et avec elles il refleurira certainement. Ces conditions
seront-elles remplies ? — Pourquoi en douter ? Nous
62 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
croyons, nous aussi, à Tavenir du spiritualisme, et, poui
emprunter les paroles de M. Vacherot, « Teffacement
qu'il subit en ce moment n'est qu'une éclipse passagère.
L'astre reparaîtra dans une plus pure et plus éclatante
lumière, entouré de l'auréole de la science nouvelle. Il le
faut pour l'honneur de l'esprit humain, qui ne peut con-
sentir à quitter définitivement les sommets où l'ont élevé
les plus grands maîtres de la pensée. »
II
DISCUSSION THÉORIQUE
Toutefois, il ne faut pas que le nouveau spiritualisme se
consume en de vaines espérances : il doit plutôt chercher,
en se perfectionnant, à se rendre digne d'un si bel avenir.
Essayons donc de mieux déterminer les conditions de son
succès et de l'armer contre tous ses adversaires. A cet effet,
nous examinerons d'abord les objections dont la méta-
physique générale est l'objet de la part du positivisme ;
nous discuterons ensuite les méthodes dont les spiritualistes
doivent user, et les doctrines à établir sur la matière, sur
l'âme et sur Dieu. Il nous arrivera souvent d'être en dé-
saccord avec M. Vacherot; mais il fait bon s'aider, toutes
les fois que cela est possible, des ressources d'un esprit tel
que le sien. L'école positiviste et tous les contempteurs
modernes de la métaphysique trouvent en lui un redoutable
adversaire. Sous ce rapport, il est donc l'un de nos meil-
leurs alliés.
1° Réponse aux Objections de V Ecole Positiviste. — Sa
critique de l'école positiviste et sa réponse aux objections
venues de cette école, qui a pris faveur aujourd'hui, sont
péremptoires. On peut les compléter, croyons-nous; car
M. Vacherot se fait encore de la métaphysique, dont il
défend les droits, une idée trop étroite; mais, telles quelles,
UN SPIRH LALISME SANS DIEU 63
elles sont invincibles, le positivisme n'y peut rien répliquer.
Celui-ci prétend que la métaphysique est une science
chimérique, qu'il n'y a pas d'autres connaissances véri-
tables que les sciences dites positives, que la philosophie
consiste non pas à rechercher quelque chose au delà de
celles-ci, mais à subordonner les sciences positives moins
générales aux plus générales dans une vaste synthèse. La
recherche des causes et des essences serait vaine : il faut
se borner, nous dit-on, à la recherche des lois ou des con-
ditions des phénomènes. Il fut un temps où, dépourvu
d'expérience, l'homme avait d'autant plus de confiance en
ses propres forces qu'il était plus faible et plus inexpéri-
menté : c'était l'âge de la théologie, l'âge originel. L'hu-
manité se préoccupa tout d'abord des problèmes qui dé-
passent son génie et les résolut par la foi. La raison vint
ensuite, qui remplaça la théologie par la métaphysique et
substitua aux êtres divins des entités mystérieuses, des
substances et des causes. Cet âge dure encore, mais il tend
de plus en plus à disparaître devant l'âge positif, celui de
l'expérience. L'humanité arrive enfin à cet âge de maturité.
Ses prétentions injustes ont diminué à mesure que son
ignorance se dissipait. C'est ce qui nous explique le dis-
crédit où sont tombées la métaph3^sique et la théologie :
elles reculent de plus en plus et disparaîtront tout à fait
devant les sciences positives.
Telles sont les vues générales d'Auguste Comte et de tous
les positivistes sur le progrès de l'humanité. M. Vacherot
les avait déjà très bien réfutées dans un article remarquable
publié naguère dans la Revue des Deux-Mondes. Quoi de
plus arbitraire, par exemple, que d'opposer ainsi la théo-
logie et la métaphysique aux sciences dites positives.
L'histoire dément à chaque page cette prétendue évolution
de l'esprit humain allant de la théologie aux sciences dites
d'observation. Les tendances théologiques, métaphysiques
et positives coexistent dans l'histoire et dans les individus.
Et il arrive souvent que ceux-ci, aussi bien que les sociétés,
retournent à la métaphysique et à la foi, quelquefois même
à la superstition, après les avoir ignorées ou méprisées.
64 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
Aux premiers philosophes grecs, absorbés dans la con-
templation et l'étude de la nature, succède l'école -métaphy-
sique de Socrate, de Platon, d'Aristote. La théologie, et
quelle théologie ! reprend l'avantage avec l'école d'Alexan-
drie. Auguste Comte lui-même, l'esprit positif par excellence,
devient, par une étrange contradiction, le pontife d'une
religion nouvelle. Sa théorie, loin d'être justifiée, est donc
démentie par les faits. Et puis, quelle prétention de croire
que les tendances positives sont plus nobles et dénotent
un esprit plus élevé que les tendances métaph3^siques ou
théologiques ! Chaque jour Ton rencontre des hommes
d'élite, réputés pour leurs connaissances profondes dans
les sciences naturelles, et qui ne croient point déchoir en
faisant la meilleure part dans leur esprit aux préoccupa-
tions religieuses et à la métaphysique.
Une objection plus sérieuse, et que M. Vacherot discute
plus longuement, est celle que les positivistes nous adressent
quand ils prétendent que la métaphysique est sans objet,
sans méthode, et sans valeur historique. Elle est sans objet,
disent-ils; car l'absolu, l'essence des choses, qui est l'objet
de la métaphysique, est inaccessible. En supposant même
que cet absolu existe, comment l'atteindre? Jamais nos
télescopes, si puissants soient-ils, ne nous découvriront les
bornes de l'univers. Le champ de nos observations peut
s'agrandir indéfiniment, mais il n'a ni centre ni limites.
Quant à la méthode de la métaphysique, elle n'est pas
moins trompeuse que son objet. On ne peut atteindre
l'absolu par la méthode scientifique : il ne reste donc à la
métaphysique qu'une méthode spéculative, qui ne peut
opérer que dans le vide. On invoque des intuitions a /,T/ori,
on se réfugie dans des abstractions ; celles-ci deviennent
des entités, des principes, des substances, des causes. C'est
là ce prétendu absolu de la métaphysique où s'est complu
la scolastique de tous les temps. Enfin, ajoutent-ils, nous
connaîtrons la valeur historique de la métaphysique, en
considérant les variations que cette connaissance a subies
depuis son origine, c'est-à-dire depuis plus de deux mille
ans. Elle n'a pu parvenir à établir définitivement aucune
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 65
conclusion; elle s'est consun^ée et se consume encore dans
un travail ingrat, stérile. Chaque philosophe recommence
pour son propre compte l'œuvre de ses prédécesseurs,
mais son œuvre sera renversée à son tour par les philo-
sophes de l'avenir, si elle n'est ruinée déjà par des con-
temporains. Il n'en est point ainsi de la science : chacune
de ses conclusions est acquise définitivement, nul ne peut
révoquer en doute les découvertes accomplies; l'édifice de
la science s'élève d'année en année et même de jour en jour,
chaque savant y apporte sa pierre, sans jamais ébranler
l'ensemble; en un mot la science ne cesse de grandir,
tandis que la métaphysique est immobile ou s'agite dans un
cercle fatal et vide. A cette différence reconnaissez la valeur
de la science et celle de la métaphysique.
Ces objections ne laissent pas que d'être spécieuses, elles
peuvent abuser des esprits peu attentifs; mais si l'on exa-
mine les choses de plus près, on s'aperçoit bientôt qu'au-
cune d'elles n'est concluante. Le positivisme se trompe à la
fois sur le véritable objet, sur la vraie méthode, et sur la
valeur historique de la métaphysique. Il lui est aisé de
triompher de cette haute science en la dénaturant ; mais
ce triomphe est d'autant plus vain qu'il est plus facile.
Et d'abord il se trompe sur l'objet; car l'objet de la mé-
taphysique, l'absolu qu'elle poursuit, n'est pas un objet de
représentation ou d'imagination, mais bien de pensée. La
métaphysique ne cherche pas l'absolu avec les yeux, même
aidés du télescope; elle le cherche par la raison. Si nos
sens, auxquels les positivistes se fient exclusivement, n'ont
pour objet que le relatif, le contingent, il ne s'ensuit pas
que le relatif et le contingent soient les seuls objets
de nos connaissances. Eux-mêmes ont sans cesse recours
à des idées et à des principes absolus ; car ils ne se con-
tentent point de l'observation des phénomènes ni de l'ana-
lyse des faits, mais ils généralisent ce qu'ils observent et
recourent ainsi à ces éléments abstraits, à ces idées supé-
rieures et à ces principes métaphysiques dont ils proclament
l'inutilité. De plus, il ne suffit pas de généraliser les faits
observés, c'est-à-dire de déterminer leurs lois, ce qui ne
5
66 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
peut se faire sans quelque métaphysique, il faut encore les
expliquer, et c'est alors que la métaphysique triomphe. A
elle seule il appartient d'assigner le pourquoi des choses,
c'est-à-dire leurs principes, leurs raisons, leurs causes
premières. C'est là un absolu non point chimérique, mais
réel et indispensable, quoique profond et difficile à attein-
dre, et l'esprit ne peut s'en désintéresser. Quoi que fassent
les sciences positives, quelles que soient leurs découvertes,
elles laissent toujours au cœur de l'homme une immense
curiosité que la métaph3'sique seule peut apaiser.
Le positivisme se trompe également sur la méthode. La
vraie métaphysique ne réalise point des abstractions ; et
elle ne fait pas non plus de l'abstraction l'objet même de
ses recherches. Que des philosophes aient abusé des mots
abstraits et des idées qu'ils expriment, qu'ils aient changé
la métaphysique en idéologie ou en simple logique, nous
n'en disconvenons point; mais l'erreur des uns ne doit
pas condamner la doctrine des autres : l'alchimie et l'as-
trologie nuisent-elles aujourd'hui à la chimie et à l'astro-
nomie ? La vraie métaphysique se sert des idées pour at-
teindre les choses que ces idées expriment; elle n'invoque
pas d'intuition à priori^ elle ne prétend point construire le
monde avec la pensée. Ces tentatives chimériques de l'é-
cole allemande et de l'école idéaliste en général, sont à
jamais condamnées. La vraie métaphysique croit à l'idée,
mais elle n'y croit qu'autant que l'idée est le fruit de l'ex-
périence : elle s'appuie sur les faits le plus souvent et le
mieux constatés, puisqu'ils sont les plus généraux et les
plus indubitables. Opposer toujours la métaphysique à
l'expérience, comme le font les positivistes, c'est s'abuser
étrangement. Il n'est pas de science qui suppose plus
d'observations patientes, réfléchies et prolongées, que la
métaphysique. Il est vrai que ces observations sont de deux
sortes : les unes extérieures, que nous faisons au moyen
des sens; les autres internes ou psychologiques, que nous
faisons par la conscience. Mais les unes comme les autres
nous révèlent des faits, c'est-à-dire des réalités, et c'est sur
elles que la métaphysique établit ses conclusions. Il est
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 67
vrai encore que la métaphysique, plus qu'aucune autre
science, généralise les faits observés, et s'éloigne ainsi du
point de départ purement expérimental -, c'est là ce qui en
fait une science particulièrement laborieuse, sujette à bien
des lenteurs et à bien des dangers. Mais la science elle-
même n'en est pas pour cela moins élevée ni moins sûre.
Et c'est en vain que les positivistes opposent ici à la méta-
physique de prétendues contradictions et l'incapacité de
progresser. La vraie métaphysique, celle qui tient un juste
compte de l'expérience, a été de mieux en mieux expliquée
et comprise. Il est vrai qu'elle ne se développe pas avec la
même rapidité que les autres sciences, mais cette différence
s'explique par la nature même des diverses connaissances.
Les unes, les plus générales, les plus nécessaires à l'huma-
nité, ont dû paraître les premières ; on peut même dire
qu'elles n'ont jamais manqué tout à fait à l'esprit humain.
La société ne se conçoit pas sans certaines croyances, sans
certaines théories sur la nature, sur l'âme et sur Dieu,
c'est-à-dire sans quelque métaphysique. Les sciences natu-
relles, au contraire, et les arts ont pu manquer totalement
à l'humanité ; car l'expérience vulgaire et le sens pratique
dont ne furent pas dépourvus les premiers hommes, ne
méritent pas ces noms. Nés après la philosophie, les
diverses sciences et les divers arts ont pu se développer
ensuite plus rapidement, parce que l'objet qu'ils embras-
sent et le but qu'ils poursuivent est plus rapproché ou plus
restreint. La science qui obtiendra la dernière son parfait
développement, c'est la métaphysique, car elle embrasse
l'ensemble des choses, et doit mettre à profit toutes les
conclusions des sciences particulières.
Mais, encore une fois, ne prenons pas ces lenteurs et ces
hésitations pour des contradictions et une incapacité de pro-
grès. Les erreurs elle-mêmes, les vains systèmes des chefs de
certaines écoles, servent à mieux établir les vérités fondamen-
tales. Une doctrine supérieure se développe par les vicis-
situdes mêmes des doctrines particulières; elle s'enrichit
avec les sciences et progresse avec l'humanité. Les igno-
rants peuvent contester ses conclusions, car elles ne tom-
68 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
bent pas sous les cinq sens et ne s'imposent pas dans la vie
pratique; mais elles n'en sont pas moins certaines, elles
font de plus en plus loi parmi les bons esprits. Ceux-là
mêmes qui cherchent à les ruiner, parce qu'ils ne les com-
prennent pas encore, ne font que mettre à l'épreuve leur
solidité. Cette métaphysique est latente, pour ainsi dire,
dans l'esprit humain ; elle s'organise secrètement, elle
étend au loin ses racines, dans toute la sphère des con-
naissances. Les savants, quoi qu'ils fassent, travaillent
pour elle; ils lui préparent des matériaux qu'elle saura
bien s'approprier.
Tout cela, M. Vacherot ne le dit pas; mais tout cela
nous paraît juste, et assez conforme à ses propres principes.
Ce qu'il démontre très bien, c'est qu'il y a une métaphy-
sique qui mérite vraiment le nom de science, et qui a été
cultivée à toutes les époques. Il en retrace l'histoire, il
montre aux positivistes qu'elle n'est point sans valeur his-
torique : elle a été fidèle à ses traditions ; elle a été, malgré
des vicissitudes nombreuses et certaines éclipses, dans un
progrès constant. Les métaphysiciens n'ont pas toujours
procédé à prior^i^ comme le prétendent les positivistes ;
les meilleurs n'ont rien avancé qu'en s'appuyant sur l'expé-
rience. Au début, l'expérience était incomplète, les conclu-
sions furent hâtives : déjà, cependant, la métaphysique
s'affirmait. Reprochera-t-on aux premiers philosophes, à
Thaïes et à l'école ionienne, à Démocrite, à Pythagore,
d'avoir négligé l'étude de la nature ? Leurs observations
sont imparfaites, les inductions hasardées, les analogies
superficielles et grossières, les synthèses prématurées ;
mais l'observation est le point de départ de leurs réflexions
et de leurs calculs. Leur science d'ailleurs ne valait pas
mieux que leur métaphysique, et l'on peut dire sans crainte
que celle-ci eût été moins insuffisante, si la science elle-
même eût été moins rudimentaire.
Socrate le comprit ou parut le comprendre, quand il
détourna la philosophie de cette étude de la nature, où
s'étaient complu les premiers philosophes, pour la ramener
exclusivement à l'étude de l'âme pensante. Le temps n'était
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 69
pas venu de faire la philosophie de la nature, car la science
n'existait pas encore; seules la métaph3^sique générale, la
ps3^chologie et la morale étaient possibles : Socrate le
prouva admirablement. Mais a-t-il au fond changé la mé-
thode ? a-t-il fait appel à des principes a prioi^i^ à des spé-
culations sans fondements ? Il s'est appuyé constamment
sur l'expérience intime. Avec Platon, il est vrai, la méta-
physique dévie à certains égards, elle tourne à l'idéalisme
et s'expose à tous les traits de la critique ; mais « le positi-
visme n'a plus beau jeu contre Aristote ». Celui-ci est un
dialecticien, un moraliste et un métaphysicien de premier
ordre, et il est « tout cela par la science, par une science
précise ». Supérieur peut-être en toutes choses aux maîtres
de l'école socratique, il doit sa force à l'observation, à l'ex-
périence. Rien de moins spéculatif à certains égards que sa
philosophie, sans en excepter sa métaphysique : rien de
plus profond cependant, et qui soit mieux la condamnation
du positivisme. L'opposition que la science fait aujour-
d'hui à la métaphysique n'eût pas été possible de son
temps : on ne pouvait même y songer à son école:
Après Aristote, la philosophie perd beaucoup de la
magnifique ampleur que lui avait donnée ce philosophe; on
l'altère, on tombe dans les plus graves erreurs : cependant
la métaphysique ne cesse de s'appuyer le plus souvent sur
l'expérience. La physique épicurienne est encore une phi-
losophie générale, qui cherche les principes des choses
dans les données expérimentales et scientifiques. La phy-
sique stoïcienne elle-même n'est pas une spéculation a
priori : elle s'appuie sur l'expérience de la nature et l'ex-
périence psychologique. Il est vrai que l'école d'Alexandrie
exagère encore les défauts de la philosophie platonicienne :
elle professe un mysticisme dont la science positive a faci-
lement raison ; mais ce n'est point par une seule école
qu'il est permis de juger la philosophie et la métaphysique.
Il reste vrai que dans la philosophie grecque « la part de
l'expérience et de la raison y fut encore la plus considé-
rable ».
M. Vacherot est plus sévère pour la philosophie du
70 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
moyen âge. Sa critique est même tout à fait injuste. « La
spéculation philosophique, dit-il, ne pouvait être ni solide
ni féconde dans un âge de l'esprit humain où les sciences
physiques, psychologiques et historiques étaient à naître,
où la pensée n'avait guère d'autre aliment que des for-
mules logiques, métaphysiques et théologiques, léguées
par l'antiquité.... A proprement parler, le moyen âge n'eut
ni science ni philosophie originale. Il n'eut que la tradition
de l'antiquité, dont il discuta et développa les formules avec
plus de subtilité que de véritable fécondité. La méthode sco-
lastique ne pouvait guère aboutir qu'à une science de mots.»
— Sans chercher à justifier tout ce que l'on entend ici par
la philosophie du moyen âge, nous ne pouvons cependant
nous empêcher de remarquer combien ce jugement som-
maire est peu fondé. Il est d'autant plus regrettable, qu'il
sort de la bouche d'un métaphysicien convaincu et militant,
qui méconnaît ainsi ses meilleurs alliés. S'il y a une partie
de la philosophie que les scolastiques aient supérieu-
rement traitée, c'est la métaphysique générale. Confondre
la métaphysique des scolastiques avec l'idéologie et même
avec une simple science de mots, c'est commettre la plus
grave erreur, c'est ne se souvenir que de certains abus de
la scolastique, abus depuis longtemps abandonnés à la cri-
tique et expiés.
L'œuvre capitale des scolastiques, et en particulier de
saint Thomas, n'a pas été vaine. Ils ont, à la suite d'Aris-
tote, mais en complétant, en développant, en rectifiant
même sa doctrine, mieux pénétré qu'on ne l'avait jamais
ûiit auparavant dans la nature de l'esprit humain et dans la
nature des choses, pour déterminer les lois de l'être et les
lois de la pensée. Ils ont admirablement saisi et défini les
rapports et les analogies qui unissent l'être fini, créé, à
l'Etre créateur et infini. Ils ont pénétré à fond cette notion
d'être, et montré tout ce qu'elle exprime ; ils ont dissipé
ces obscurités où le panthéisme de tous les temps a tou-
jours pris naissance, et où les erreurs de M. Vacherot lui-
même trouvent leur principe. S'ils ont dépensé quelquefois
trop de subtilité à cette œuvre, il faut avouer qu'il était
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 7I
difficile de ne pas commettre quelques excès sur des ques-
tions si subtiles par elles-mêmes. Mais n'était-il pas souve-
rainement important de de'mêler une fois pour toutes ce
que l'esprit a mis ou peut mettre sous ces mots généraux,
dans ces idées supérieures et sans limites définies dont il
se sert constamment ? Elles l'égarent peut-être non moins
qu'elles l'éclairent. Qu'est-ce que l'être, et quels sont les
aspects principaux sous lesquels il nous apparaît? Quels
rapports établir de la puissance et de la possibilité à Tacte,
de l'essence à l'existence, de la nature à la substance et à la
personne, de la substance aux accidents ? Comment l'être
abstrait est-il ? Comment exprime-t-il le mieux toute réalité,
bien qu'il soit le concept le plus abstrait et le plus éloigné
de toute réalité particulière ? De quelle manière faut-il
attribuer l'être à Dieu et aux créatures ? c'est-à-dire qu'est-
ce que l'Etre suprême, l'être de la théodicée ? et qu'est-ce
que l'être de la métaphysique, ou de la logique? Voilà certes
des questions profondes, subtiles, où l'on péchera facile-
par excès de subtilité, mais questions nécessaires, inévi-
tables, et dans la solution desquelles M. Vacherot trouvera
des réponses péremptoires au spiritualisme, véritablement
sans Dieu, qu'il croit pouvoir professer.
Outre ces questions capitales, il en est une foule d'autres
encore, concernant les catégories, les causes, etc., que les
scolastiques ont posées sous toutes les formes et résolues
souvent avec une profondeur et une précision remar-
quables. On peut dire que, grâce à eux, la métaphysique gé-
nérale est fondée. Il est donc souverainement injuste de ne
voir dans les monuments qu'ils ont laborieusement élevés,
que des œuvres inutiles ou d'un mérite secondaire. Saint
Thomas notamment n'a pas été seulement un commenta-
teur « intelligent et souvent profond » d'Aristote. Saint
Thomas est un métaphysicien de premier ordre et un orga-
nisateur admirable. Je ne parle pas ici du théologien : il
est incomparable. S'il a peu connu les sciences de la nature
et l'histoire, du moins il a pénétré bien avant dans la
science de l'âme et dans celle de Dieu. Ses principes et ses
conclusions ne sont rien moins que de vaines formules.
72 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
L'idée qu'il confie au mot, toujours bien choisi, est une
idée nette, claire, bien définie précédemment, et sans
équivoque ; et cette idée est empruntée directement ou indi-
rectement à l'expérience, c'est-à-dire qu'elle s'explique
toujours de quelque manière, en définitive, par l'expérience
que chacun peut faire en ouvrant les yeux sur la nature ou
en consultant sa propre conscience. Saint Thomas est un
observateur exact et minutieux du cœur humain et surtout
de l'esprit l'humain, de ses actes, de ses procédés logiques. Il
décrit avec précision l'origine des idées et la vraie nature de
l'homme, questions si connexes, et il réfute ainsi en prin-
cipe l'idéalisme et le scepticisme. Ayant expliqué l'objecti-
vité des idées, et par là-même des principes, tout en faisant
une juste part à l'esprit dans la formation des idées, il tire
méthodiquement et rigoureusement toutes les consé-
quences. L'induction ne lui est pas inconnue. Nul ne s'est
jamais mieux servi du syllogisme sans le mettre à nu : sa
phrase, d'un caractère tout français, n'en est que plus
claire et plus courte. Mais tous ses raisonnements, qu'on y
prenne garde, sont toujours fondés de quelque manière
sur l'expérience, en même temps que sur la raison, qu'il
ne sépare jamais de la première : c'est ce qui explique
tout à la fois la profondeur et la sûreté de ses conclusions.
L'époque où régna la scolastique ne peut donc être
regardée comme une des moins favorables à la métaphy-
sique. Il est plus juste de dire qu'elle fut l'une des plus
brillantes pour cette reine des sciences humaines. Il importe
aujourd'hui, en profitant des éléments nouveaux que les
sciences de la nature nous apportent, de relier nos doctrines
métaphysiques à celles d'autrefois. Elles nous permettront
alors de mieux expliquer les sciences de la nature, qui
attendent autre chose que des hypothèses ou des théories
incomplètes.
M. Vacherot passe ensuite en revue les principales tenta-
tives des philosophes modernes, et ce qu'il en dit vient à
l'appui de nos propres affirmations. Descartes essaya d'ex-
pliquer toute la nature par l'étendue et le mécanisme; mais
cette philosophie est aujourd'hui rejetée, en ce qui concerne
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 7 3
les règnes organiques. Ajoutons qu'elle est insuffisante,
même pour expliquer la pure matière. Si la physique
moderne réduit de plus en plus tout ce que nous connais-
sons directement des corps à des mouvements, ce qui
justifierait les vues de Descartes, ils ne s'ensuit pas que les
corps soient explicables par le mouvement seul. Leibniz
l'avait déjà très bien démontré, et son dynamisme a prévalu
sur le mécanisme cartésien. Et toutefois, nous ne croyons
pas avec M. Vacherot que le dynamisme de Leibniz suffise
mieux que le mécanisme de Descartes à expliquer la matière.
Celle-ci ne peut être assimilée ni à une simple étendue
passive, mobile, ni à des forces simples; il faudra bien un
jour que l'on consente d'un commun accord à lui restituer,
sous un nom ou sous un autre, le double principe que les
scolastiques ont toujours distingué, la matière première et
la forme substantielle^ c'est-à-dire le principe essentiel de
l'étendue, de la passivité, et le principe essentiel de l'acti-
vité spécifique. Plus les sciences expérimentales se perfec-
tionneront, plus on reconnaîtra que cette dualité s'impose,
qu'il faut allier les vues de Leibniz à celles de Descartes et
donner ainsi à la scolastique son développement naturel et
scientifique.
C'est ainsi que la métaphysique, et, en général, la philo-
sophie étudiée dans son ensemble, nous apparaît non plus
comme une série de théories et d'hypothèses arbitraires,
renouvelées à chaque siècle, n'offrant aucune suite logique
et n'ayant aucun appui sur l'expérience. Cette prétention
des positivistes est insoutenable. La métaphysique et la
philosophie ont leur histoire; elles sont nées, elles ont
grandi malgré bien des vicissitudes. Un peu plus tôt ou un
peu plus tard, il s'est toujours trouvé quelqu'un pour
renouer la chaîne des traditions un instant rompue. Moins
sensible dans ses progrès que les autres sciences, plus
difficile à acquérir, plus obscure et plus équivoque dans
ses formules, n'ayant pas le témoignage impérieux des sens
pour réduire au silence ceux qui la nient ou la dénaturent,
la métaphysique peut passer pour une chimère aux yeux
de ceux qui ne considèrent les choses que superficiellement;
74 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
mais elle existe, elle a pris corps et s'accroît chaque jour.
Il viendra bien un moment où, grâce aux services suprêmes
qu'elle rendra aux connaissances humaines, personne ne
pourra nier son existence, son utilité et ses mérites.
Notre conclusion est à peu près celle de M. Vacherot.
Ses espérances, quoique plus timides, sont les mêmes que
les nôtres. L'esprit humain, dit-il, « aura toujours le goût
de la haute philosophie. S'il ne veut plus se perdre dans les
nuages, il aspirera toujours à monter au sommet des
choses, là où l'immense Univers apparaît à ses yeux éblouis
dans toute sa grandeur et toute sa beauté. » Ce que nous
ajoutons avec lui, c'est que la métaphysique ne triomphera
pleinement de ses adversaires que par des œuvres. Il ne
suffit point de montrer aux positivistes ce que le génie de
la métaphysique a fait ou inspiré dans tous les siècles, ni
de répondre savamment aux objections interminables dont
elle est l'objet, il faut encore « un nouvel effort, non de
critique mais de création, pour faire voir clairement qu'elle
n'est point cette vaine et ténébreuse spéculation si cruel-
lement tournée en ridicule par le bon sens superficiel de
Voltaire ». Mais cette œuvre de création, qui attirera
l'attention et la reconnaissance publiques, n'est possible à
la métaphysique qu'à la condition de recueillir les meilleurs
enseignements du passé et de mettre en œuvre toutes les
ressources de la science d'aujourd'hui.
M. Vacherot est ainsi amené à montrer dans quelle
mesure la métaphysique doit s'appuyer sur les sciences
expérimentales, et allier leur méthode avec la sienne propre.
Nous le suivrons donc maintenant dans les considérations
où il entre sur la méthode scientifique et la méthode méta-
physique.
2^ Examen des méthodes. Méthode scient ijîque. — Et
d'abord, ne croyons pas que les sciences dites positives aient
rompu tout à fait avec la métaphysique, et que celle-ci
n'ait plus rien à espérer de ses anciennes alliées. Bien au
contraire, les sciences apportent à la métaphysique un
secours inattendu contre les sceptiques, les Pyrrhons
UN SPIRITUALISME SANS DIEU yn
anciens et modernes, comme aussi contre les partisans du
demi-scepticisme de Kant.
Les premiers insistent sur les contradictions constantes
de l'esprit humain, pour démontrer que la prudence nous
prescrit un doute perpétuel. Les seconds, dont le scepti-
cisme est plus savant, prétendent que nous ne savons si
notre esprit voit les choses telles qu'elles sont, et que, si
nous sommes certains de nous-mêmes et de nos affections,
du moins nous ne pouvons rien affirmer touchant l'objet.
La philosophie a essayé de fermer la bouche au pyrrho-
nisme et au kantisme; mais, selon M. Vacherot, elle n'y a
pas réussi complètement. Seule, la science positive a eu ce
mérite; seule, elle a démontré sans réplique possible
l'objectivité de toutes les idées qui sont de son domaine
propre : elle aurait donc résolu de la manière la plus
heureuse, le problème de la certitude.
Elle a invoqué d'abord un critérium que personne n'a
pu lui contester : le critérium de la véj^ijication. Les sciences
de pur raisonnement avaient le leur depuis Aristote, à
savoir le principe de contradiction, qui est d'une évidence
immédiate, et que l'on peut d'autant moins nier qu'il faut
s'en servir pour l'attaquer. Mais si le principe de contra-
diction envisagé abstraitement est indéniable, du moins
l'évidence a pu être contestée et confondue avec l'illusion
dans les cas particuliers. Or, dans le domaine des sciences,
la vérification par l'expérience ne laisse plus de place à *
aucune illusion. On peut discuter une opinion, une hypo-
thèse, une théorie; mais comment discuter un fait vérifié?
C'est donc devant la science que le scepticisme a dû s'ar-
rêter définitivement; c'est elle qui lui a infligé une défaite
irrémédiable. N'est-ce pas là un service éminent rendu par
la science à la métaphysique?
Mais la science n'a pas borné là ses services : elle a résolu,
contre le demi-scepticisme, le problème si difficile de la
perception extérieure. Déjà la philosophie avait distingué
soigneusement l'image de l'idée, dans la connaissance sen-
sible. Mais la science a pleinement justifié cette distinction
et montré que l'image est l'élément subjectif de la connais-
76 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
sance, tandis que l'idée en est Télément objectif : elle a
donc fait les parts et attribué définitivement à l'objet et au
sujet ce qui leur revient dans la connaissance. Pour
répondre aux objections dirigées contre l'objectivité de la
connaissance sensible, la philosophie avait distingué entre
la sensation et la perception : elle avait regardé la première
comme essentiellement subjective, et la seconde comme
essentiellement objective. Mais la critique montra très bien
que la perception ne devait pas avoir plus d'objectivité que
la sensation. Pour en finir avec cette objection, il a fallu
établir par l'expérience ce que la perception contenait
d'objectif : c'est ce qui a été fait par la science. Elle a
montré, en effet, que si la perception est d'abord une
représentation, une image, elle fait place ensuite à l'idée :
ce n'est même que comme idée qu'elle appartient à la
science, qui s'en empare et s'affranchit de toute représen-
tation déterminée. Qu'on prenne une à une toutes les vérités
dites scientifiques, celles qui concernent les propriétés
sensibles des corps, les lois physiques ou chimiques, les
types de la matière brute ou de la matière organique :
toutes ces vérités scientifiques et expérimentales sont indé-
pendantes des représentations et des images par lesquelles
Tesprit s'en est emparé. Qu'importe que la représentation
ou l'image soit relative à nos organes, à nos facultés sensi-
bles, et qu'avec d'autres organes ou d'autres facultés, ces
représentations ou ces images dussent être différentes! Le
fond de la connaissance humaine n'en serait pas changé.
« Est-il possible de supposer que les rapports, les lois, les
types des phénomènes changent avec la façon de les perce-
voir et de les imaginer? Y aurait-il une autre astronomie,
une autre mécanique, une autre physique, une autre chimie,
une autre histoire naturelle, une autre géométrie, avec
d'autres organes et d'autres facultés de perception et d'ima-
gination? Qui s'aviserait aujourd'hui de le soutenir devant
les merveilleuses révélations de l'expérience et du calcul?»
La science, et la science positive, a donc réfuté à jamais
le scepticisme superficiel qui se fonde sur le caractère
représentatif de nos perceptions. Il lui a suffi pour cela
UN SPIRITUALISME SANS DIEU • 77
d'opposer l'idée à l'image, la notion intellectuelle à la
repre'sentation sensible plus ou moins illusoire. Quelle que
soit par exemple, en elle-même, l'impression de la lumière
ou du son sur nos organes, les lois de l'optique et de
l'acoustique sont invariables, absolues. Et c'est ce qui
explique comment on peut les faire comprendre même à
des aveugles et des sourds, bien que leurs organes ne leur
permettent pas de les expérimenter. « Tant il est vrai de
dire, conclut M. Vacherot, que la sensation des choses n'en
est pas la science, et que si la première est la condition de
la seconde, elle n'en est nullement le principe. »
Il est difficile de mieux dire. On ne peut mieux établir, et
par la science même, la distinction radicale de la sensibilité
et de l'intelligence, de l'imagination et de la raison, du
sensible et de l'intelligible. Nous aurions bien quelques
réserves à faire ou quelques explications à joindre à toute
cette théorie ; mais elle nous paraît suffisamment vraie dans
son ensemble et nous ne voulons pas maintenant la con-
tredire en rien, lorsque d'ailleurs la conclusion est irrépro-
chable. La science se joint donc à la philosophie et au
sens commun pour affirmer l'objectivité de nos connais-
sances. Le scepticisme n'a pu contester la réalité des per-
ceptions qu'en affectant de les confondre avec les imagi-
nations; mais en séparant, dans les perceptions, l'élément
intelligible de son enveloppe, l'idée de la simple image,
nous trouvons l'objet propre de l'intelligence et rentrons
dans la certitude. Et Platon n'avait-il pas dit qu'il n'y a
de science et de certitude que de ce qui ne passe pas, c'est-
à-dire des idées ? C'est de la région supérieure des idées
que la certitude descend sur les connaissances sensibles et
les élève à la dignité de sciences. Il sera toujours vrai que
la certitude et le savoir sont donnés en définitive par l'es-
prit et non parles sens, et que si l'esprit a besoin de ceux-
ci pour agir et s'informer, il juge par lui-même et tranche
souverainement leurs doutes, sans jamais leur soumettre
les siens propres. En un mot, l'évidence des sens est su-
bordonnée à l'évidence de l'esprit. Mais, s'il en est ainsi, que
penser des prétentions du positivisme et du sensualisme ?
78 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
La science expérimentale rend encore d'autres témoi-
gnages en faveur de la métaphysique. Elle poursuit à sa
manière le problème transcendant de l'absolu. Elle aussi
distingue les réalités relatives d'une réalité supérieure, et
c'est toujours vers celle-ci qu'elle tend, en pénétrant les
autres. Au lieu d'opposer entre elles les vérités relatives,
elle les subordonne étroitement et les distingue toutes
ensemble de la vérité absolue : elle explique ainsi les pré-
tendues contradictions dont le scepticisme pyrrhonien avait
tant abusé. Ici M. Vacherot s'inspire des observations et
des études de M. Cournot. Il rappelle par exemple comment
le mouvement d'un passager sur le pont ne cesse pas d'être
vrai, pour être relatif seulement au navire, quoiqu'il soit
nul ou différent par rapport au rivage. Et le mouvement
déterminé relativement au rivage, peut être déterminé
indépendamment de la terre et par rapport au soleil. A
son tour, le repos ou le mouvement du soleil peut être
déterminé par rapport à quelque lieu ou à quelque corps
céleste. C'est ainsi que la mécanique cherche toujours
l'absolu. Il en est de même des autres sciences. L'arc-en-
ciel n'existe en tel lieu du ciel que relativement à tel obser-
vateur, si bien que, l'observateur se déplaçant, l'arc se dé-
place ou même disparaît ; cependant l'arc-en-ciel n'est pas
une pure illusion, car les rayons lumineux font leur trajet
indépendamment de la vision de l'observateur. La per-
ception de l'arc-en-ciel répond donc à la fois à une appa-
rence et à une réalité. Or la science s'applique à faire la
part de l'une et de l'autre : elle explique précisément ces
relativités, ces témoignages des sens, qui de prime abord
paraissent discordants, tandis qu'ils se concilient parfaite-
ment entre eux. Toujours la science fait dans nos percep-
tions la part de l'illusion et la part de la réalité ; elle va
ainsi, en s'élevant toujours vers l'absolu, c'est-à-dire vers
une vérité qui serait sans limites ni voiles. Les sciences
physiques parviennent-elles à cet absolu? Non. Mais cons-
tamment elles y tendent, et non sans succès : il nous suffit
maintenant de le constater.
Que de progrès n'ont-elles pas accomplis, après de si
UN SPIRITUALISME SANS DIEU Ji)
humbles commencements ? Quelles découvertes par exemple
ne devons-nous pas à la mécanique céleste et à l'astro-
nomie ? Grâce à des analogies, à des inductions, à de pro-
fonds calculs, l'homme est arrivé à pénétrer le ciel et à se
faire quelque idée de son immensité, des lois qui gou-
vernent les astres, de la manière dont ils se sont dégagés
de leurs nébuleuses pour prendre la forme actuelle. La
composition même des astres nous est révélée par l'analyse
spectrale. Voilà ce que la science a obtenu par l'expérience
et le calcul, en rattachant toujours le détail à l'ensemble, le
fait à sa loi, le relatif à ce qui l'est moins, en attendant qu'elle
rattache, s'il est possible, tous les relatifs à l'absolu.
Et ce n'est pas seulement vers l'absolument grand que la
science dirige sa marche à travers les relatifs; elle cherche
aussi l'absolu dans les infiniments petits. En chimie, en
anatomie, en physiologie, on ne se lasse pas d'observer, de
découvrir et de pénétrer toujours plus avant; on cherche
constamment à rattacher les faits plus complexes à des
faits plus simples, plus voisins du fait fondamental et
primitif. Les rapports du physique et du moral ont été
étudiés par la même méthode, et l'on est parvenu déjà à des
résultats remarquables, qui rectifient ou complètent sur
certains points, les données de l'ancienne psychologie.
Nous ne suivrons pas M. Vacherot dans tous les détails
où il entre sur ce sujet. Sans partager toutes ses opinions,
nous croyons cependant avec lui que la psychologie a profité
et profitera encore sensiblement des découvertes de la phy-
siologie. Le malheur est que les savants adonnés exclusi-
vement à l'étude de l'homme sensible, perdent de vue
l'homme supérieur, l'homme moral, et cherchent à l'ex-
pliquer uniquement par les conditions physiques de son
existence et de son activité. Ils essaient de se persuader
que la science expérimentale donnera le dernier mot et de
la connaissance de l'âme et de la connaissance de la nature.
Parmi ces savants, il en est un que M. Vacherot signale
avec sympathie et même avec complaisance, et dont il
espère beaucoup malgré ses erreurs : c'est M. Taine. Cet
adversaire acharné et redoutable de la métaphysique, con-
8o UN SPIRITUALISME SANS DIEU --
tribue, peut-être encore à son insu, à lui rendre le plus
signalé des services. Armé de la science positive, et ne se
fiant qu'à l'expérience et à l'analyse, il n'a reculé devant
aucune des conclusions où l'entraînait sa logique inexorable.
C'est lui qui ne fait de l'esprit qu'un polypier d'images;
c'est lui qui a dit que le vice et la vertu sont des produits
naturels comme le sucre et le vitriol, « que toute la vie
cérébrale u'est qu'une danse incessante des cellules, que le
génie n'est que la prédominance d'une faculté maîtresse,
que l'évolution historique n'est qu'un mécanisme perpé-
tuel )). Tous ces « paradoxes de fantaisie « sont en même
temps les conclusions forcées d'une science positive qui a
rompu avec toute métaphysique : elles sont instructives,
et éclaireront peut-être un jour M. Taine lui-même. La
science positive a poursuivi à outrance la première con-
dition des choses et les premières lois des phénomènes
sensibles ; elle a négligé les causes, comme aussi la force
propre et les lois de l'esprit. Arrivée devant ces conclusions
paradoxales, comprendra-t-elle enfin qu'il y a tout un ordre
de faits, de lois, de connaissances qui lui échappent et dont
il faudrait pourtant tenir compte ? Comprendra-t-elle que
la vie organique ne peut s'expliquer par la matière seule, qui
n'est que sa condition, que l'âme ne peut s'expliquer par les
seuls organes qu'elle anime, que le monde enfin, ajouterai-
je, (ce que M. Vacherot ne dit pas) ne peut s'expliquer que
par un Dieu réel, créateur au sens propre du mot, intel-
ligent et personnel ?
3° Méthode métaphysique. — Au-dessus de la méthode
expérimentale, si utile et si bien appliquée aujourd'hui, il
y a donc une méthode supérieure, qui est propre à la mé-
taphysique. A cette science seule il appartient d'atteindre
par ses propres voies le véritable absolu, c'est-à-dire le
monde intelligible, celui des essences ; à elle seule il est
possible de pénétrer les natures et de livrer le secret de ces
trois grands noumènes dont l'esprit humain n'a jamais pu
se désintéresser : la matière, l'âme et Dieu. Sans la méta-
physique, la science expérimentale n'instruit l'homme
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 8l
qu'imparfaitement; elle ne saurait le tirer de ses mortelles
inquiétudes. Il veut s'expliquer toutes choses ; il cherche
le dernier mot de ce cosmos, qui pique d'autant plus sa
curiosité métaphysique, que la science en révèle de mieux
en mieux l'harmonie et les grandeurs. Mais où chercher
cette raison suprême de l'univers et de tout ce qu'il con-
tient ? La trouverons-nous en dehors et au-dessus de l'u-
nivers, dans une cause transcendante et créatrice ? ou bien
la trouverons-nous dans l'univers même, et substituerons-
nous ainsi à la création proprement dite une simple évo-
lution ?
De ces deux solutions opposées, c'est la seconde qui
sourit à M. Vacherot, et l'on voit bien que son choix est
déjà fait. Il se flatte ainsi d'expliquer l'ordre naturel sans
en sortir, comme si c'était recourir à un miracle que de
reconnaître la nécessité d'une cause transcendante. Entre
celle-ci et une cause nulle, le choix ne devrait pas être
douteux. Car n'est-ce pas invoquer une cause nulle, que de
chercher la cause suffisante du monde dans le monde lui-
même ? Mais ce n'est pas encore le lieu d'insister sur cette
erreur fondamentale de la théorie de M. Vacherot.
Il fait observer ici avec une certaine complaisance que la
philosophie allemande, celle de Fichte, de Schelling et
d'Hegel, philosophie dont Cousin s'éprit un instant, est
toute fondée sur l'identité de l'intelligible avec l'intelli-
gence, de l'objet pensé avec le sujet pensant. Cette identité
aurait été également soutenue par les néoplatoniciens et
notamment par Plotin, dans les Ennéades. « Les essences
intelligibles, dit Plotin, les idées, ne sont ni des principes
abstraits de la pensée, ni des êtres supérieurs et extérieurs
à l'intelligence ; c'est le fond même de l'intelligence. En les
pensant, l'intelligence se pense elle-même. » M. Vacherot
ajoute que « la théologie de Malebranche, de Fénelon, de
Bossuet, qu'ils en aient conscience ou non, n'est guère
autre chose qu'une réminiscence platonicienne reproduite
en un langage plus facile à entendre ». On pressent déjà la
conclusion qu'il prépare et cherche à autoriser d'avance, à
savoir : l'intelligible et l'intelligence ne sont qu'un, ou
6
Sa tJN SPIRITUALISME SANS DiEU
rintelligible n'est que dans l'intelligence*, par conséquent
Dieu, qui est Tidéal, n'est que dans l'intelligence humaine
qui le conçoit. On ne peut abuser plus subtilement du
principe d'ailleurs si vrai, si bien accepté par l'école : l'in-
telligible en acte n'est que l'intelligent en acte. Mais de ce
que l'objet et le sujet s'unissent intimement par la connais-
sance et dans l'acte même de la connaissance, s'ensuit-il
qu'ils ne fassent qu'un être et partagent la même nature ?
De ce que Dieu en tant qu'il est connu de nous, de ce que
cette connaissance, en tant qu'elle nous appartient, n'est
que notre intelligence éclairée sur la divinité, s'ensuit-il
que Dieu n'ait pas d'autre réalité que la connaissance que
nous en avons ? Bien poser la question, c'est déjà la ré-
soudre. Et cependant nous insistons, nous aussi, sur cette
assimilation de l'objet par le sujet dans l'acte de la con-
naissance ; nous répétons après Aristote le principe fécond
que nous citons plus haut; nous ne craignons pas d'ajouter
avec lui que l'âme devient toutes choses de quelque manière
parla connaissance; nous maintenons fermement ces prin-
cipes, car ils sont mortels au scepticisme: mais nous préten-
dons nous en servir sans que l'idéalisme et le panthéisme
aient à s'en prévaloir. L'objet et le sujet ne se rencontrent et
ne sont un que dans l'acte même de l'un sur l'autre. Cette
action révélatrice, d'où résulte l'idée, est l'effet de l'objet,
et elle est une modification du sujet ; elle révèle sa cause
en l'exprimant, et elle instruit le sujet en le modifiant.
Ainsi s'explique l'objectivité de l'idée et de la connaissance,
sans confusion de la nature de l'objet avec la nature du
sujet.
c( Cette identité du sujet et de l'objet, de l'intelligence et
de l'intelligible, des idées et des choses, qui, d'après
M. Vacherot, reste la vraie solution du problème des nou-
mènes », sans doute il ne cherchera pas à l'établir par une
dialectique subtile ou ténébreuse ; il ne reproduira pas les
métaphores de Plotin ; il faut renoncer, pense-t-il, aux tours
de force de logique d'Hegel, aux révélations intuitives dont
plusieurs ont abusé ; surtout il ne prétendra pas que
(c la pensée crée le monde en le pensant, que la nature
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 83
n'est que l'acte extérieur de l'esprit » : ce sont là des para-
doxes que nulle explication ne fera jamais accepter à l'es-
prit français. Mais il paraîtra néanmoins soutenir quelque
chose de la même thèse, quoique par des moyens différents;
il cherchera le mot de l'énigme, à la suite de Cousin, « dans
l'expérience psychologique )> ; plus prudent encore que ce
maître, il cessera d'attribuer à la raison une origine sur-
naturelle. C'est l'intelligence qui nous expliquera les
choses, cette intelligence qu'avait invoquée Anaxagore,
mais dont il se servit trop peu ; et elle nous expliquera non
seulement l'âme elle-même et Dieu, objets que Cousin
avait seuls attribués à la philosophie, dans une synthèse
incomplète, mais encore la Nature. Le spiritualisme de
Cousin avait négligé celle-ci : Cousin la connaissait trop
peu, et il a « laissé le problème cosmologique sans autre
solution que le mystère de la création et le lieu commun
de la Providence ». Mais le nouveau spiritualisme, dont
M. Vacherot est l'interprète, sera moins incomplet et plus
positif: moins incomplet, puisqu'il embrassera « dans sa
synthèse, la nature entière, aussi bien que Dieu et l'Hu-
manité )) ; plus positif, car il abandonnera les méthodes
trompeuses, et cherchera « à l'exemple d'Aristote et de
Leibniz, dans l'expérience intime, le principe qui doit le
guider et l'éclairer pour la solution des grands problèmes
métaphysiques ».
Nous traduisons le plus fidèlement possible la pensée
de l'auteur. Il importe de bien définir son spiritualisme,
d'en bien saisir l'esprit. On voit comment il prévient,
autant qu'il est en lui, les objections qu'on est tenté aussi-
tôt de lui adresser; il cherche à s'entourer des grands noms
d'Aristote et de Leibniz; il s'efforce de justifier ce parti
pris d'expliquer le monde par le monde, ou plutôt par la
pensée humaine, qui est ce qu'il y a de plus parfait dans le
monde soumis à notre expérience ; le transcendant l'effraie,
il s'en méfie, et il pense que la méthode expérimentale doit
se l'interdire ; l'absolu de sa métaphysique n'est pas au-
dessus de nous, il est en nous. Quoi que l'homme fasse, il
faudra donc qu'il se regarde comme le centre de l'univers :
84 UN' SPIRITUALISME SANS DIEU
il n'est pas d'autre point de vue absolu que celui où l'on se
place en descendant au fond de sa propre pense'e, dans l'in-
time de la conscience. C'est sur ce point précisément que
nous sommes en désaccord. Ce que nous soutenons, et ce qui
nous paraît de toute évidence, c'est que l'absolu n'est pas
en nous, bien que son image soit dans notre pensée : il
est au dehors et au-dessus, dans un Dieu transcendant,
à la fois première cause finale et première cause efficiente.
Mais s'il ne nous est pas permis de nous transporter
réellement au sein de la Divinité, encore moins de nous
confondre avec elle, pour contempler de là directement le
monde, du moins nous pouvons, en déterminant la posi-
tion relative que nous occupons, corriger les apparences
et nos premières vues, et porter des jugements absolus.
Ainsi, l'astronome, sans quitter réellement la terre pour
se transporter au centre du soleil qui nous éclaire, arrive
néanmoins par ses calculs à rectifier ses observations et à
tracer la carte du ciel, ou du moins du s^^stème planétaire
tel qu'il apparaîtrait à un observateur placé au centre
même.
L'erreur principale du Nouveau Spiritiialisjjie^ c'est donc
de méconnaître cette distinction et cette opposition réelles,
totales, de Dieu et de la nature. Dieu seul est absolu sans
condition : la nature est contingente; et si les essences que
notre esprit y saisit par l'abstraction ont un caractère
d'immutabilité, d'éternité, et peuvent être regardées
comme absolues, ce n'est qu'en tant qu'idéales, ce n'est
que par leur conformité avec les idées divines ou l'idéal
divin. Les essences, objet de notre esprit, sont donc en
Dieu et elles sont dans les choses : elles sont en Dieu,
comme idées, et ne diffèrent pas de son essence même,
indéfiniment imitable au dehors ; elles sont dans la
nature, comme réalités, mais elles n'y existent qu'engagées
dans les individualités passagères où notre esprit les saisit.
Elles ne font qu'un avec ces individualités, et elles se multi-
plient aussi souvent que ces individualités mêmes, tout en
gardant entre elles la ressemblance générique ou spécifique
que nous leur attribuons. Notre logique seule, notre esprit
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 85
seul les isole des individualités, et leur prête ainsi une
forme qu'elles n'ont pas : c'est là le caractère subjectif de
notre connaissance; c'est lace qui a pu induire en erreur
les platoniciens et les re'alistes de tous les temps. Elles
restent vraies cependant, objectives, malgré les imperfec-
tions de notre connaissance. Oui, il y a bien deux mondes,
le monde de la sensation et le monde intelligible, et ces
deux mondes ne font qu'un dans la nature : en ce sens, nous
reconnaissons très bien avec M. Vacherot, que le « Cosmos
que nous fait connaître la science, est bien le Cosmos que
nous fait connaître la philosophie )>. Mais n'oublions pas
que ces deux Cosmos, qui n'en font qu'un, ne sont ni l'un
ni l'autre l'absolu sans condition ou restriction, et qu'au-
dessus des intelligibles que la philosophie abstrait de la
nature sensible, et qui ne sont formellement que des idées,
nous en convenons, il y a un autre intelligible, qui est à la
fois idéal et réel : celui-là seul est absolu sans restriction,
absolu dans l'ordre idéal et absolu dans Tordre réel; celui-
là seul est Dieu. Il faut remonter jusqu'à lui, si M. Vacherot
ne veut pas se contenter d'une métaphysique incompréhen-
sible parce qu'elle est sans premier principe, et s'il ne
veut pas s'arrêter à un spiritualisme inconséquent parce
que l'existence de l'esprit lui-même ne se conçoit plus sans
le Père des esprits.
Au reste, nous ne ferons pas de difficulté de reconnaître
avec M. Vacherot que la méthode psychologique a été trop
négligée par nombre de philosophes. En suivant, sans
réserve, la méthode rationnelle ou à priori^ on s'égare dans
des abstractions chimériques. On ne saurait trop rentrer
en soi-même après des excursions prolongées dans le
domaine de la raison pure et de la logique abstraite; les
notions les plus claires, les plus précises, les moins hypo-
thétiques, nous sont fournies par l'expérience intime, par le
sentiment du moi et de ses affections. C'est par la cons-
cience, il faut en convenir, que nous apprenons le mieux
ce que c'est que la force^ ce que c'est qu'une cause. Nous
expérimentons notre force, notre causalité, nos actes inten-
tionnels et notre finalité, tandis que nous ne pouvons que
86 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
découvrir par induction ou par raisonnement la causalité
des choses et les tendances de la nature extérieure. C'est
en vain que Hume et Kant ont essayé de ne voir dans
l'objet de Texpérience interne que de purs phénomènes,
analogues à ceux du dehors, qui se succéderaient sans que
nous puissions en saisir le lien ou la causalité : Maine de
Biran a répondu à Tempirisme de Hume et à la critique de
Kant. Il a montré que le moi se saisit lui-même avec sa
substance et sa liberté; la conscience a pour objet adéquat
autre chose que des images et des apparences : le fond
même de notre être nous est présent et se manifeste en
quelque manière; ce n'est pas du phénomène seulement
que nous avons conscience, mais du moi lui-même; avec la
pensée, nous saisissons le sujet qui pense, sans lequel la
pensée ne serait rien, et dans lequel seulement elle est
vraiment nôtre.
Jusqu'ici, rien n'est plus juste, et l'on ne peut qu'ap-
plaudir aux observations et aux efforts de l'école psycholo-
gique. Ce que M. Vacherot ajoute, nous paraît moins exact.
C'est dans ce sentiment intime, profond, indiscutable,
dit-il. que la psychologie recueille la notion de l'esprit. On
s'est trompé, en regardant l'étendue comme la propriété
fondamentale des corps, et la simplicité absolue comme le
caractère essentiel de l'esprit. Tout est force, dans le
monde matériel comme dans le monde spirituel, et c'est
dans la différence des forces entre elles qu'il faut chercher
le caractère essentiel des substances matérielles et des
substances spirituelles. Or, parmi les forces, il en est de
passives, de dépendantes, de fatales : celles-ci sont maté-
rielles; il en est, au contraire, d'activés, de spontanées, de
libres : celles-là sont spirituelles. Donc « l'activité, la spon-
tanéité, la liberté sont les vrais caractères du type spiri-
tuel ».
Nous ne pouvons accepter l'ensemble de cette théorie,
malgré les éléments de vérité qu'elle renferme. M. Vacherot
remarque très bien, contre les cartésiens, que la simplicité
n'est pas le caractère essentiel de l'esprit; mais les carac-
tères qu'il assigne lui-même sont trompeurs, ou trop secon-
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 87
daires pour être regardes comme essentiels et principaux.
Les deux premiers sont trompeurs; car l'activité et la
spontanéité sont parfaitement séparables de la spiritualité,
comme il apparaît dans les animaux et surtout dans les
plantes. Quant au troisième caractère, celui de laliberté, il est
secondaire ; car il est évident que cette liberté a des causes
qui l'expliquent, et qu'il vaut mieux chercher le caractère
principal de l'esprit dans ces causes que dans la liberté elle-
même. Or, quelles sont les causes de la liberté? Si un être
est libre, cela provient sans doute de ce que dans ses déter-
minations il est soustrait à l'empire de la fatalité, c'est-à-
dire d'une nature aveugle, sans intelligence. La raison ou
l'intellect est donc, au fond, la cause de la liberté; partant
c'est la raison ou l'intellect, plutôt que la liberté, sa consé-
quence, qui est le premier caractère du type spirituel. Mais
la raison elle-même ou l'intellect, ne s'explique, en nous
du moins, que par la faculté d'abstraire, par le pouvoir de
saisir et de comprendre les choses en dehors de l'espace
et du temps, de distinguer l'intelligible du sensible, le
moral du physique, l'honnête du délectable ou le bien du
plaisir. C'est donc finalement par l'indépendance de la
raison ou de l'intellect par rapport à l'espace et au temps,
conditions essentielles de la matière, que s'explique la spi-
ritualité. Ajoutons que la spiritualité consiste dans cette
indépendance même. Il est bon de nous en tenir sur ce
point aux définitions reçues. On entend par esprit un être,
une substance qui peut exister sans la matière. Or, ce pou-
voir d'exister sans la matière se reconnaît précisément à la
faculté d'agir indépendamment de la matière. En cher-
chant ailleurs les caractères et l'essence de la spiritualité,
on ne résoudra la question que d'une manière détournée
ou même douteuse ; on tombera forcément dans des obscu-
rités, sinon dans l'erreur.
La définition que donne M. Vacherot de la spiritualité
de l'âme, nous paraît donc à tout le moins obscure. De
plus, il subordonne l'existence de cette spiritualité à la
solution d'un problème plus difficile à expliquer, sinon à
résoudre, que celui de la spiritualité de l'àme. Car enfin,
88 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
y a-t-il des substances libres? Les fatalistes et les détermi-
nistes, dont le nombre s'est tant accru de nos jours, le nient
ouvertement; tous cependant n'entendent point par là
rejeter la spiritualité de l'âme : ils devraient sacrifier l'une
avec l'autre, selon M. Vacherot. On peut nier la liberté et
admetti'e la spiritualité : il n'y a pas, ou du moins on ne
voit pas d'abord de connexion nécessaire entre ces deux
vérités; à plus forte raison n'y a-t-il pas identité. Quant à
nous, nous préférerons toujours accepter les définitions
communes : c'est le meilleur point de départ en philosophie.
La substance spirituelle est celle qui est incorporelle.
Incorporel ne veut pas dire simple, mais indépendant des
corps, de la matière. Que celle-ci soit composée de forces
simples, comme le pense M. Vacherot, c'est une autre ques-
tion que nous examinerons plus loin. Il nous suffit de dire
présentement que nous entendons par substance spirituelle
celle qui est indépendante dans son action propre, et par
conséquent, dans son existence, de la matière, c'est-à-dire
des objets ou des forces qui nous paraissent doués d'étendue
et de résistance perceptible aux sens. Seulement il y a lieu
de craindre que M. Vacherot ne puisse accepter cette défi-
nition : le nouveau spiritualisme qu'il professe en serait
peut-être bien compromis. Il reconnaît sans doute avec tous
les métaphysiciens la distinction essentielle de l'âme et du
corps, commue aussi celle de la raison et de la sensibilité;
il accorde à la raison le pouvoir de connaître l'universel et
l'absolu, et à la volonté le pouvoir de se déterminer
librement : mais admet-il simplement que l'âme humaine,
à cause des facultés supérieures qui lui sont propres, est
indépendante essentiellement des forces corporelles et sur-
vivra à la dissolution des organes ? On ne peut le nier ni
même en douter sans rompre avec le vrai spiritualisme.
Or, M. Vacherot semble éviter de se prononcer nettement
sur cette question embarrassante.
Cette sorte d'hésitation sur le point capital est compatible
d'ailleurs avec certaines exagérations spiritualistes. Il en est
une qui les résume toutes et sur laquelle il insiste particu-
lièrement; poussée un peu loin, elle aboutirait facilement
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 8(3
à l'idéalisme : c'est celle qui consiste à expliquer la nature
par l'esprit, les corps par la conscience. « C'est de la cons-
cience, dit-il, que jaillit la lumière qui vient éclairer l'im-
mense scène du Cosmos. Par une induction toute naturelle
la pensée applique au monde extérieur les enseignements
du sens intime.... Allons jusqu'au bout de notre pensée :
le vrai principe des choses n'est pas la matière, c'est
l'esprit; la matière n'en est partout que la condition....
Loin que l'esprit ne soit qu'un maximum de la matière,
c'est la matière qui est le jninimiim de l'esprit.... L'être,
c'est l'esprit; l'esprit c'est l'être.» Toutefois, il ne tarde
pas à corriger ces exagérations. Il n'a point voulu dire que
tout est pensée, conscience, volonté, amour dans la nature;
il n'a point songé à renverser les barrières infranchissables
qui séparent les règnes, les genres et les espèces. Il prétend
seulement que la pensée directrice est au fond de toute
organisation et de toute composition, que tout obéit dans
la nature, même le simple atome, à la loi de causalité et à
la loi de finalité que nous expérimentons par la conscience;
l'atome lui-même est comme nous une force spontanée qui
tend à son but.
Maintenant quelle est cette fin suprême vers laquelle se
meuvent tous les êtres? Quel est cet idéal auquel est
suspendue toute existence? — C'est le bien; c'est le véri-
table absolu, celui que nous a révélé la conscience. La
science positive a été incapable de le trouver, soit dans les
infiniment grands, soit dans les infiniment petits : seule
la métaphysique nous le montre, en nous livrant le
pourquoi des choses. Nous ne dirions pas autrement. Mais
n'oublions pas que cet absolu n'est qu'idéal, logique :
« l'absolu n'est que dans l'esprit ». Nous surprenons ainsi
une fois de plus le vice de cette méthode exclusivement
psychologique, qui fait chercher l'absolu, l'idéal suprême,
au dedans de nous, dans nos pensées fragiles et éphémères.
Et que nous importent maintenant, après cette restriction
décevante, des réflexions telles que celles-ci, aussi belle
que vraie si l'auteur lui attribuait le sens que le lecteur
est tenté d'y chercher : « la Divinité a pour temple
00 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
la nature entière, et pour sanctuaire la conscience » ?
Une divinité qui n'est que dans notre conscience et
par notre conscience, est une divinité chimérique : ne
nous abusons pas nous-mêmes en lui prêtant un nom
qu'elle ne mérite pas.
La méthode est incomplète et trompeuse qui conduit à
de pareilles conclusions. Ce n'est pas seulement dans la
conscience qu'il faut chercher les premières causes, l'expli-
cation suffisante de la nature, de l'âme et de Dieu. L'idée,
qui n'est qu'en nous, nous fait connaître ce qui n'est pas
en nous; elle nous révèle déjà ce qui nous dépasse et ce
qui nous a précédés, l'immuable vérité. Appuyés sur les
principes absolus de notre raison non moins que sur les
faits expérimentés et le témoignage de la conscience,
nous pouvons rechercher non seulement la fin suprême
de la nature et de l'homme, mais encore leur pre-
mière cause efficiente. Nous arrivons ainsi à établir que
cette fin dernière et cette première cause, entre lesquelles
se meut tout ce qui existe en ce monde, s'identifient en
Dieu.
4° Doctrines sur la Matière, — ■ Jusqu'ici nous avons
étudié la méthode de M. Vacherot plutôt que sa doctrine;
mais ce que nous avons dit de la première nous a fait
connaître déjà plus d'un point de la seconde. M. Vacherot
réduit à trois les objets de la métaphysique : la matière,
l'âme et Dieu. Et en effet, la matière est l'objet de la
cosmologie; l'âme, de la psychologie; Dieu, de la théodicée
ou théologie naturelle, ces trois maîtresses branches de la
métaphysique.
Quelles sont d'abord les doctrines de M. Vacherot sur
la matière ? On peut les pressentir par sa méthode psycho-
logique, qui consiste à expliquer toute chose par l'âme,
comme aussi par son désir, d'ailleurs bien légitime, d'ac-
corder la métaphysique avec toutes les conclusions de la
science positive. Malheureusement il mêle à celles-ci de
simples hypothèses et même des erreurs. « On sait,
dit-il, par les enseignements de l'astronomie que le ciel est
UN SPIRITUALISME SANS DIEU C) I
infini. » — Rien de moins démontré en réalité. Ce que
l'astronomie pouvait nous apprendre, et nous apprend en
effet, au moins imparfaitement, c'est la situation de notre
planète dans le système solaire, c'est la grandeur incalcu-
lable du ciel et l'harmonie des globes lointains qui y sont
dispersés. Aujourd'hui nous pouvons chanter avec plus
d'enthousiasme encore que le psalmiste : Les deux racon-
tent la gloire de Dieu! Mais l'infinité du ciel est un
problème qui n'appartient d'aucune manière à l'astronomie :
il ne peut être résolu que par la métaphysique. Et M. Va-
cherot n'a-t-il pas constaté lui-même, précédemment, que
la science positive ne peut atteindre d'aucune manière
l'absolu, l'infini?
On sait, dit-il ensuite, que la «loi de l'attraction ne gou-
verne pas seulement l'infiniment grand, mais encore l'infini-
ment petit, qu'elle règle les mouvements moléculaires des
parties aussi bien que les mouvements célestes du Tout ».
— Nous n'avons pas de raison pour le nier, et tout
concourt, en effet, à nous persuader que le monde est
gouverné par les lois les plus générales et les plus simples.
Ce qu'il ajoute est moins plausible, et devient même tout
à fait inadmissible. On se trompe généralement encore,
pense-t-il, en attribuant à la matière l'inertie et l'étendue
comme ses qualités essentielles. De cette double erreur,
selon lui, il résulte deux impossibilités : celle d'expliquer
le mouvement, si ce n'est par une cause extrinsèque, un
moteur étranger à la nature; et celle d'expliquer la forma-
tion des corps, qui ne peuvent résulter que d'éléments
simples, inétendus. — Nous ne cro3^ons pas cependant que
cette doctrine de l'inertie et de l'étendue de la matière,
entendue convenablement, soit contestable, et qu'elle
entraîne de sérieux inconvénients. Loin de là : c'est plutôt
en la rejetant que nous élevons des difficultés insurmon-
tables.
D'abord, pour ce qui est de l'inertie de la matière, il
nous suffit qu'elle soit relative, c'est-à-dire que la matière
soit indéterminée à certains mouvements, et cette indéter-
mination ne peut être révoquée en doute. En supposant
Ç)2 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
même que toute molécule matérielle se meuve continuelle-
ment dans les corps, même les plus immobiles en apparence,
ce mouvement latent pourrait devenir autre, et c'est ce qui
a lieu, en effet, très fréquemment par l'influence des corps
extérieurs ou du milieu ambiant. La matière est donc
essentiellement passive, elle a quelque chose d'indéter-
miné. Mais ne voit-on pas dès lors la nécessité de recourir
à un premier agent absolu de détermination, c'est-à-dire à
un premier moteur qui ne soit pas mû à son tour, à cet
acte pur en un mot, puisqu'il n'a rien de passif. C'est ce
qu'a très bien démontré Aristote. Voilà pour l'inertie ou la
passivité des corps.
Pour ce qui est de l'étendue, on ne peut non plus la
refuser à la matière comme propriété essentielle. Comment
serait-elle une pure illusion? S'il n'y avait pas quelque
étendue réelle, au moins dans le sujet, l'illusion elle-même
de l'étendue serait impossible. On nous objecte que si
l'étendue existe elle est divisible à l'infini-, elle ne résulte
donc pas d'éléments simples, qui seuls cependant, ajoute-
t-on, peuvent être les premiers éléments des corps et expli-
quer leur formation. — Remarquons d'abord que Leibniz
a nié que la divisibilité à l'infini de l'étendue fût incompa-
tible avec des éléments simples. Nous sommes loin de
partager son opinion sur le nombre infini de monades
qu'il y aurait dans chaque partie d'étendue; mais nous ne
voyons pas d'inconvénient à admettre que l'étendue, et
avec elle la matière, soit divisible indéfiniment. En tout
cas, si cette divisibilité delà matière a des limites, elle ne
vient pas de la divisibilité même, elle vient des autres
conditions d'existence auxquelles est sujette la matière
divisible. On soutient ensuite qu'on ne peut expliquer la
formation des corps qu'en les supposant composés de prin-
cipes simples, car toute composition se résout nécessaire-
ment en éléments simples. Mais nous répondons que rien
ne nous oblige, et même que tout nous empêche d'assigner
aux corps des éléments simples subsistant indépendam-
ment, comme le seraient des monades. Ces principes
simples, premiers, indivisibles comme tels, peuvent être
UN SPIRITUALISME SANS DIEU q3
incapables d'exister séparément. Telles sont la matière
informe et \di forme substantielle^ qui expliquent si bien la
composition essentielle des corps.
Quant aux atomes, qu'on est tenté de leur substituer, ils
sont étendus ou inétendus. Dans le premier cas, ce sont
des corpuscules qui n'expliquent point la composition
essentielle des corps, et avec eux des corpuscules eux-
mêmes, mais que la science peut introduire dans ses
hypothèses en toute liberté. Dans le deuxième cas, c'est-à-
dire s'ils sont inétendus, ils n'expliquent pas l'étendue : ils
peuvent tout au plus la déterminer, comme le font deux
ou trois points sur une ligne ou une surface déjà existante;
ces points ne sauraient par eux-mêmes constituer ni ligne
ni surface. Ce n'est pas le lieu d'insister longuement sur
ces propositions fondamentales de la cosmologie, trop
méconnues de nos jours. L'étendue est un fait irréductible
à la force : on ne peut l'expliquer par des principes actifs
simples qui existeraient indépendamment; d'où la nécessité
de recourir à une matière informe ou première et à une
forme substantielle. Seulement il faut que nos adversaires
consentent à se rendre compte de notre système. Qu'ils
cessent enfin de mal interpréter nos formules, et de con-
fondre par exemple, comme paraît le faire M. Vacherot, la
matière première avec une pure possibilité (i).
La suite achèvera de montrer combien sa théorie s'éloi-
gne de la nôtre. De ce que plusieurs points convenablement
rapprochés et perçus simultanément nous donnent la sensa-
tion du continu, il en conclut que toute étendue peut n'être
qu'illusion et résulter de points simples. La voie lactée,
par exemple, nous paraît continue : cependant elle se résout
en points lummeux et indivisibles. Pourquoi n'en serait-il
pas de même de toute étendue? La perception de l'étendue
est donc peut-être une illusion perpétuelle. — Nous ne
(i) La matière moléculaire, dit-il, « e'tait, pour Aristote, une simple
puissance sans force, une pure possibilité qui ne pouvait passer à
l'acte, c'est-à-dire à l'être, que sous l'action d'une cause motrice ». Lç
Nouveau Spiritualisme , p. 226.)
Q4 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
contesterons pas l'exemple invoqué, non plus qu'une multi-
tude d'autres semblables; mais ces faits particuliers sont
étrangers à la discussion présente sur l'objectivité en
général de l'étendue. Si le ciel n'était déjà une étendue,
des points lumineux dans le ciel n'y détermineraient pas
telle étendue céleste. Ensuite, il n'est point nécessaire,
nous en convenons, que l'objet qui donne l'illusion de
l'étendue, soit lui-même étendu : il suffit que le sujet qui a
rillusion de Tétendue soit étendu. En supposant qu'il n'y
eût qu'un seul homme dans Tunivers et que toute autre
créature fût pur esprit, cet homme pourrait avoir l'illusion
de l'étendue actuelle de la terre et des cieux; il pourrait
avoir l'illusion de la voie lactée, sans qu'il y eût ni voie
lactée, ni points lumineux, ni éther, ni athmosphère, ni
horizon. Mais cet homme n'aurait pas l'illusion de l'éten-
due sans être étendu lui-même. Il suffit que l'étendue soit
dans le sujet qui a l'illusion de l'étendue, puisque l'illusion
est au dedans et non pas au dehors.
Il n'en reste pas moins vrai que l'illusion de l'étendue
ne s'explique pas sans quelque étendue réelle, au moins
du côté de l'organe, et que des points simples, s'ils peuvent
donner Tillusion ou l'apparence de l'étendue, ne peuvent
aucunement constituer cette étendue elle-même. Sans
compter que ces points lumineux de la voie lactée qu'on
nous objecte, ne sont pas rigoureusement simples, et que.
l'action de chacun d'eux sur l'organe a quelque étendue,
bien que chaque point en particulier échappe à la divisi-
bilité et même à la perception. Nous repoussons donc
cette conclusion de M. Vacherot : « L'étendue n'est à vrai
dire qu'un rapport de juxtaposition, sans continuité abso-
lue, des parties dans l'espace, c'est-à-dire une simple
propriété géométrique, et rien de plus. )> Cette définition
de Leibniz est inacceptable : elle supprime et l'étendue et
l'espace, pour leur substituer de simples relations, inin-
telligibles sans une étendue et un espace déjà constitués.
Ce que M. Vacherot peut dire avec plus de raison, c'est
que ni l'impénétrabilité ni l'étendue ne touchent à « l'es-
sence de la substance matérielle ». Il est vrai qu'il ajoute
UN SPIRITUALISME SANS DIEU ()5
un peu plus loin que « nulle espèce de matière ne peut se
concevoir, si Ton en fait abstraction ». Ces deux assertions,
au pied de la lettre, ne sont pas conciliables. Nous accep-
tons la première et rejetons la seconde. Nous pensons que
l'étendue et l'impénétrabilité sont des propriétés des corps,
mais qu'elles n'en constituent pas l'essence. Celle-ci résulte
de la matière première^ principe de la passivité, de l'inertie,
de l'étendue, et d'une forme substantielle^ principe de
l'activité. On peut donc concevoir un corps sans étendue
actuelle, ou bien, étendu mais pénétrable; on peut, pour
la même raison, le concevoir en plusieurs lieux, puisque
son essence ne se confond avec aucune de ces conditions
d'existence. Et cependant, en accordant ainsi au corps plus
que les dynamistes et les atomistes ne lui accordent, les
scolastiques sont loin de confondre son essence avec des
êtres simples ou des monades. Le corps, malgré la subtilité
de son essence, reste toujours composé de matière pre-
mière et de forme, à la différence des esprits, qui sont des
formes subsistantes.
Il faut que M. Vacherot assigne quelque autre essence à
la matière, puisqu'il refuse d'accepter la théorie scolas-
tique. D'autre part il refuse avec nous de regarder les corps
comme constitués par l'étendue et l'impénétrabilité. Con-
traint cependant de prendre un parti, il croit reconnaître
que la masse et le poids sont les vraies propriétés de la
matière « propriétés essentielles, s'il en fut, dit-il, par cela
même qu'elles sont permanentes et indestructibles. Ce sont
les propriétés constitutives de la matière, telle que l'en-
tendent les physiciens. » Seulement comme la masse et le
poids ne sont au fond que des relations de quantité et de
force, ce que M. Vacherot ne peut se dissimuler, il doit
expliquer l'essence des corps par un principe ultérieur. En
tout cela, conclut-il, il ne s'agit donc que de force ; c'est le
seul principe qui entre dans la notion de matière, et à vrai
dire, c'est lui qui la compose tout entière et la constitue
essentiellement. Nous voilà donc revenus ou à peu près à
la théorie de Kant, à une forme déjà ancienne du dyna-
misme : des forces d'attraction et de répulsion répandues
96 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
dans un espace qui n'existe pas, puisqu'elles ne peuvent le
constituer. Sans compter que des forces subsistantes ne se
conçoivent pas : il n'y a pas de force sans un sujet fort; il
n'y a pas de qualité sans un sujet qualifié.
M. Vacherot entre ensuite dans des considérations parti-
culières, dont plusieurs sont fort justes et peuvent être
mises à profit par la scolastique non moins que par les
systèmes rivaux. Toutes les forces de la matière paraissent
réductibles à des mouvements convertibles entre eux : la
lumière est un mouvement, la chaleur est un mouvement,
l'électricité est un mouvement, etc. Il semble donc qu'il n'y
a que des mouvements dans la nature, car la force n'est
qu'un mouvement ou une cause immédiate de mouvement.
— Nous ne voyons aucune difficulté à soutenir qu'il ne se
produit aucune action dans l'ordre matériel sans un mou-
vement proportionné, qui mesure l'intensité et l'étendue
de cette action. On doit même affirmer davantage et recon-
naître que les corps n'agissent que par le mouvement :
pour eux, agir, c'est se mouvoir. De plus, le mouvement
est, en définitive, le seul élément observable de l'activité
des corps. En conséquence, on pourra dire, non sans
vérité, que les sciences physiques et chimiques, à mesure
qu'elles se perfectionneront, se résoudront de plus en plus
en une mécanique universelle. Mais au delà de l'élément
sensible que nous observons, il y en a d'autres qui ne sont
pas moins réels et qui sont l'objet de sciences supérieures.
Or les sciences naturelles n'ont pas le droit de les sup-
primer, sous prétexte qu'elles ne les atteignent pas. Ils se
manifestent de quelque manière dans les autres; ils sont la
condition indispensable de toute existence corporelle et de
toute activité. Sous les mouvements, il y a des forces, des
qualités, des substances et des essences; or il est de la
métaphysique de pénétrer dans ce monde intelligible, que
recouvre le monde des sens, et de l'explorer.
Tout ce que M. Vacherot ajoute encore sur l'unité de
composition qui se révèle à nous de plus en plus, à mesure
que la science progresse, ne doit soulever aucune opposi-
tion. Pourquoi la matière pondérable et la matière impon-
UN SPIRITUALISME SANS DIEU Q"
dérable ou l'éther, n'auraient-elles pas un même principe?
Cette hypothèse concorde très bien avec la théorie scolas-
tique, d'après laquelle tous les êtres corporels ont un prin-
cipe commun, la matière première. Seulement, tandis que
les scolastiques expliquent fort bien l'unité' fondamentale
du Cosmos par la communauté d'un élément premier, ils
ne cessent pas d'en expliquer la variété admirable par la
diversité des formes substantielles. Pour M. Vacherot, au
contraire, comme pour les autres dynamistes et pour les
atomistes, le monde matériel n'offre qu'une variété acci-
dentelle, artificielle pour ainsi dire : c'est la simple dispo-
sition des atomes ou des centres de force qui constitue la
diversité des corps et l'ordre présent de l'univers. Des deux
systèmes, quel est celui qui fait le Cosmos plus beau, plus
divers et mieux ordonné ? Quel est celui qui accorde davan-
tage à l'activité productrice que possède toute créature?
Quel est celui enfin qui fait la plus belle part à la connais-
sance humaine? Quoi qu'en dise M. Vacherot, sa cosmo-
logie ne découvre guère les noumènes, les essences. Les
forces ou les mouvements dont se compose la matière,
dit-il, ne se dirigent pas au hasard; ils ont une direction,
une fin, et c'est en suivant cette direction, en cherchant
cette fin, qu'ils produisent l'ordre universel. Or, cette
cause finale est le noumène de la matière. — Mais, qui ne
voit que ce noumène est tout extérieur à la matière. Cher-
cher la cause finale de la matière, c'est nécessaire sans
doute, mais il faut encore chercher et découvrir les causes
intrinsèques; il faut de plus ne jamais oublier la première
cause efficiente, qui seule est Dieu et s'identifie avec la der-
nière cause finale. Sans ces noumènes principaux ou ces
essences, il n'est pas de cosmologie constituée : c'est pour
cela que les doctrines cosmologiques du Nouveau Spiri-
tualisme nous paraissent si incomplètes.
5° Doctrines sur Pâme. — La psychologie sera-t-elle
préférable à la cosmologie? Elle contient d'importantes
vérités. M. Vacherot pense avec raison que le spiritualisme
platonicien et cartésien ne peut plus se soutenir devant les
7
q8 un spiritualisme sans dieu
découvertes de la science expérimentale. Aujourd'hui que
les rapports du physique et du moral sont mieux étudiés et
mieux connus, l'unité essentielle de l'homme s'impose avec
plus d'autorité que jamais. Et remarquons, à ce sujet, que,
sans pouvoir s'éclairer de la science physiologique, les
scolastiques n'ont pas laissé que de soutenir constamment
contre les platoniciens l'union personnelle de l'âme et du
corps. L'expérience commune leur avait suffi et elle
suffit encore pour fonder la démonstration de l'unité natu-
relle de l'homme. Le concours que la sensibilité, et, en
particulier, l'imagination, prête à la raison, dans l'acte
même de la connaissance, qui est l'acte spécifique de
l'homme, indique très bien que le moi ou la personne
n'est pas dans l'âme seule, mais qu'il résulte plutôt de
l'âme jointe au corps.
Et puis, tout en établissant l'union intime et substan-
tielle de l'âme et du corps, les philosophes de l'école
avaient toujours établi en même temps la distinction et la
spiritualité de l'âme. A leurs yeux, cette spiritualité résul-
tait, non pas de ce que le corps est passif, tandis que l'âme
est active, ni de ce que le corps est composé, tandis que
Tâme est simple dans son essence. Ces raisons, qui parais-
sent légères à M. Vacherot, et qui ont paru satisfaisantes
aux cartésiens, n'ont jamais contenté les scolastiques.
D'après eux, la spiritualité de l'âme résulte de ce que l'ob-
jet proposé à la raison, c'est-à-dire l'universel et l'essence,
étant indépendant de toute matière déterminée, ne peut être
connu par le mo3^en d'un organe, et suppose, par consé-
quent, une faculté spirituelle, avec une substance de même
nature.
La spiritualité de l'âme peut paraître à certains égards
plus difficile à démontrer dans le système d'Aristote, qui
est celui des scolastiques, que dans celui de Platon ou de
Descartes. C'est ce qui nous explique que les péripatéti-
ciens aient été moins fidèles, en général, que les platoni-
ciens à la cause du spiritualisme. Mais, outre que le
platonisme expose à d'autres erreurs très graves, il est
insoutenable après les progrès accomplis en physiologie.
UN SPIRITUALISME SANS DIEU QC)
Le spiritualisme scolastique est donc le seul aujourd'hui
qui puisse donner satisfaction à cette science, et n'ait qu'à
bénéficier de ses découvertes sur les rapports du physique
et du moral. Malheureusement, il est peu connu encore de
la plupart des physiologistes, comme aussi de beaucoup de
philosophes qui s'efforcent d'accorder les théories spiritua-
listes avec les données des sciences positives. Ils se ren-
contrent facilement avec les scolastiques, lorsqu'il s'agit
d'établir l'union naturelle, substantielle et personnelle de
Tàme et du corps; mais ils définissent plus ou moins heu-
reusement les autres conditions de cette alliance. Ils hési-
tent trop souvent, s'ils ne se trompent même tout à fait,
sur la substantialité et la spiritualité de l'âme. Car il ne
suffit point de reconnaître la distinction réelle de l'âme et
du corps (on ne peut la nier sans tomber dans un matéria-
lisme grossier); mais il faut de plus reconnaître l'indépen-
dance essentielle de l'àme quant à sa vie propre et intellec-
tuelle. M. Vacherot va-t-il sans hésiter jusque-là, et son
spiritualisme est-il vraiment digne de ce nom? On peut en
douter, lorsqu'il paraît assigner à la raison et à la volonté
des organes propres, de même qu'il en assigne aux facultés
sensibles, telles que l'imagination, les instincts, la faculté
motrice (i).
Mais nous aimons mieux insister sur les affirmations
favorables au spiritualisme, qui abondent dans le chapitre
consacré à l'âme. La mémoire et le jugement, nous dit-il,
sont inexplicables sans l'unité et l'identité du moi; la
conscience est impossible sans la personnalité; il n'y a pas
(i) « On peut considérer maintenant comme fixe', dit-il, le siège
des principaux phénomènes de conscience dans lesquels se résume
la vie psychique : l'activité réflexe, dans les centres spinaux constitués
par la moelle épinière, la moelle allongée et le bulbe rachidien ;
l'instinct, la sensibilité brute et sans conscience, la coordination des
mouvements dans les centres intermédiaires qui réunissent les couches
optiques, les corps striés, les tubercules quadrijumeaux, le cervelet;
la sensibilité consciente, l'imagination, la pensée proprement dite, la
volonté, tout l'ordre des sentiments moraux, des opérations intel-
lectuelles, des actes volontaires, dans les centres supérieurs qu'on
nomme les lobes cérébraux », (Le Nouveau Spiritualisme, p. 193.)
100 UN' SPIRITUALISME SANS DÎF.U
de loi morale, de devoir et de droit sans la liberté. « Que
devient la sanction de la loi morale sans la responsabilité?
Que devient le gouvernement de nous-même, sans l'auto-
nomie du moi? » Si l'âme n'est qu'une résultante, une
harmonie, si elle est dépendante des facultés organiques,
comment se fait-il qu'elle s'oppose à l'exercice de ces
facultés, aux passions qui l'agitent, qu'elle les dompte et
gouverne tous ses appétits? Déjà Platon avait admirable-
ment réfuté ceux qui ne voient dans l'àme qu'une simple
unité harmonique. L'àme commande en nous : elle est
donc distincte, et il faudrait ajouter qu'elle est indépen-
dante essentiellement et séparable du corps. M. Vacherot
cite une des plus belles pages de Jouffroy, où se trouvent
décrits l'empire exercé par l'àme raisonnable sur toutes les
facultés, et les effets prodigieux d'une direction constante
imprimée à tout l'homme intérieur par une volonté éner-
gique. Tous ces grands effets, conclut Jouffro}^ sont le
résultat de la concentration de nos facultés par le pouvoir
personnel : l'autorité de ce pouvoir sur nos facultés fait
donc notre puissance, comme elle fait notre dignité.
Une autre méthode de démonstration dont M. Vacherot
fait le plus grand cas, est celle qui consiste à invoquer « le
témoignage direct de la conscience, pénétrant, au delà
des phénomènes, jusqu'au sujet lui-même ». L'homme, et
l'homme seul, « a le sentiment de son unité, de son identité,
de sa personnalité, de sa causalité libre et finale )k La cons-
cience atteint, avec les actes du moi, le moi lui-même, un,
identique et libre. C'est ici que Kant et tous les partisans
de la psychologie expérimentale se sont trompés : l'objet de
la conscience, ce n'est pas seulement le phénomène psychi-
que, mais bien le sujet même de ce phénomène, le moi
avec ses attributs essentiels. Maine de Biran s'est efforcé
de l'établir et non sans succès. A ses 3^eux, le mystère de
l'âme n'est pas plus impénétrable que celui de la matière :
il l'est même beaucoup moins. Tout phénomène psychique
est un acte dont le moi se sent la cause. Loin que les
effets seuls tombent sous notre expérience, la cause elle-
même, la substance nous est présente ; et c'est ainsi que
UN SPIRITUALISME SANS DIEU lOI
rhomme intérieur se révèle à nous bien mieux que l'homme
sensible et organique. M. Vacherot partage donc le spiri-
tualisme de Maine de Biran, et il conclut excellemment en
disant : « La distinction des deux vies, des deux activités,
des deux natures dans l'homme, le caractère propre de la
vie spirituelle, les rapports qui l'unissent à la vie corporelle,
la spontanéité de l'activité volontaire et son empire sur les
principes de la vie animale, toutes ces grandes thèses qu'il
importe tant d'établir sur une base inébranlable, devien-
nent, après qu'on s'est pénétré des fortes doctrines de
Maine de Biran, des vérités de sens intime contre lesquelles
nul scepticisme ne saurait prévaloir, w
M. Vacherot ne se contente pas d'étudier la nature hu-
maine par la conscience, il en cherche encore l'explication
dans les êtres inférieurs qui nous ressemblent par leurs
facultés. C'est ainsi qu'il voit l'image de l'unité du composé
humain dans celle des animaux. Est-il possible de regarder
l'animal comme un simple agrégat, c'est-à-dire de ne lui
accorder que l'unité propre aux corps inorganiques ? Les
sciences naturelles ont toujours considéré les animaux
et même les plantes comme de véritables individus. La
zoologie, quand elle n'est pas étudiée dans l'intention de
ravaler l'homme jusqu'à la bête ou d'élever celle-ci jusqu'à
l'homme, éclaire les conclusions de la psychologie humaine.
On voit comment l'individualité se perfectionne à mesure
qu'elle s'élève dans l'échelle zoologique jusqu'à l'homme,
où elle a tous ses caractères ; on voit comment la sensibilité,
très développée chez les animaux supérieurs, se change
dans l'homme, au contact de l'intelligence et de la volonté
raisonnable, en sentiments délicats, exquis et profonds.
Grâce à l'attention et à l'abstraction, l'homme devient ca-
pable de cette science progressive qui s'agrandit constam-
ment et l'élève si haut au-dessus de la nature. Quelque
merveilleusement doué que soit l'animal, il est toujours
dépourvu de raison et de liberté ; son imagination est ré-
duite à un rôle passif, tandis que celle de l'homme est créa-
trice : elle multiplie ses inventions et produit des chefs-
d'œuvre.
102 ux spiritualisme: sans dieu
Telles sont donc les doctrines spiritualistes ; telle est la
manière dont on peut les établir. Comment se fait-il qu'on
ait pu les contester à toutes les époques ? D'abord, parce
qu'on les a présentées d'une manière trop abstraite. On
remédie à ce premier inconvénient en étudiant l'âme par la
conscience, en la considérant dans l'exercice même de son
activité. L'âme est un noumène, une essence qu'il n'est
plus permis de rejeter au delà du monde de l'expérience.
Mais les doctrines spiritualistes sont surtout contestées
parce que l'expérience extérieure ne nous montre rien de
semblable à l'expérience intérieure. Celle-ci nous révèle
l'unité, l'identité, la spontanéité et la liberté du moi, tandis
que celle-là ne nous montre rien que de multiple, de chan-
geant et de fatal. C'est là une des antimonies sur lesquelles
s'appuyait le sceptiscisme de Kant. Il faut que le spiritua-
lisme, pour être universellement accepté, s'applique à
éclaircir ce mystère.
L'esprit scientifique s'obstine à regarder tous les phéno-
mènes comme régis par une loi fatale, parce que la méthode
analytique qu'il emploie exclusivement aboutit naturelle-
ment au déterminisme. Cette méthode consiste à expliquer
toute chose par ses éléments, le tout par ses parties. Si
elle n'exclut pas la synthèse, elle n'admet qu'une synthèse
incomplète, qui se borne à recomposer ou plutôt à remettre
en présence ce qui a été divisé. On prétend appliquer cette
méthode à l'esprit comme à la nature. M. Taine en est le
partisan peut-être le plus absolu. Il décrit les groupes de
sensations, d'images, d'idées, qui sont la matière de nos
jugements et de nos raisonnements, et l'on ne peut contes-
ter les résultats de cette œuvre d'anlyse. Mais il outrepasse
ses droits d'analyste, lorsqu'il déclare qu'il n'y a rien dans
l'homme que les éléments qu'il a séparés. Sans compter
que sa conclusion révolte la conscience, et que le sens
commun ne pourra jamais la ratifier, il est bien évident
que le composé, dont il a séparé les parties, est autre chose
encore que ces parties mêmes ; il est de plus leur unité,
l'école dirait leur forme. Or, M. Taine ne peut trouver par
l'analyse que la matière ou l'élément. Tout ne tombe pas
UN SPIRITUALISME SANS DIEU lO.-»
SOUS l'analyse : il est donc souverainement injuste, illogique,
de juger du composé essentiel par les résultats de celle-ci.
En résumé, l'analyse scientifique n'est qu'une méthode
particulière qui nous permet de trouver les éléments dont
se composent les objets sensibles, mais qui ne peut rien
nous découvrir sur le fond même des choses ; l'analyse dé-
termine admirablement les conditions des phénomènes,
mais elle ne peut nous assigner ni les fins, ni les causes, ni
les essences.
Ces considérations nous expliquent déjà de quelque ma-
nière comment le déterminisme, dans toute la mesure où
il est vérifié par ranal3^se, se concilie avec la liberté. Le dé-
terminisme, en effet, n'a trait, en définitive, qu'aux condi-
tions des phénomènes : étant donné certains phénomènes,
tels autres doivent s'ensuivre. Mais l'expérience scientifi-
que ne nous a rien appris sur les causes elles-mêmes, et
par conséquent sur la fatalité et sur la liberté. L'école de
l'analyse devrait distinguer enfin les causes de leurs condi-
tions : la détermination des conditions sensibles des phé-
nomènes lui appartient, mais les causes elles-mêmes lui
échappent. Cependant, parmi celles-ci il en est une, la
cause finale, que la science a été obligée de reconnaître et
d'invoquer. Claude Bernard a démontré l'insuffisance de la
physique et de la chimie à expliquer les phénomènes de la
vie ; sous le nom d'idée directrice^ il a introduit dans les êtres
organisés un principe métaphysique. Mais puisque la vie
inférieure de l'animal et de la plante ne peut s'expliquer
sans un principe supérieur qui échappe à l'analyse, à plus
forte raison ne pouvons-nous expliquer la vie de Tintelli-
gence.
M. Vacherot s'attache donc à réfuter cette école de l'ana-
lyse, qui fait toujours de l'élément l'unique principe des
choses. Nous dirions, dans la langue scolastique, que l'er-
reur de cette école consiste à ne voir en toutes choses que
la cause matérielle^ tandis qu'il faut tenir compte et des
causes formelles ou formes substantielles, qui échappent à
l'analyse scientifique, et des causes efficientes et des causes
finales^ dont les plus élevées sont exclusivement du ressort
104 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
de la métaphysique. Il n'est pas étonnant qu'en partant
d'une erreur si grave, Técole de l'analyse arrive au sensua-
lisme et au matérialisme, qu'elle nie toute unité essentielle
chez les plantes et les animaux, qu'elle nie toute causalité
propre et toute spiritualité chez l'homme. M. Vacherot
croit très bien se défendre contre elle, en expliquant toutes
choses par des unités et des centres de forces. « Tout être
est un et multiple à la fois, dit-il. Tous les êtres de la nature
sont des centres de forcés... l'atome..., le corps brut..., la
plante..., l'animal..., l'homme entin... Voilà, ajoute-t-il,
une conception de la vie, de l'âme, de l'esprit, qui ne sera
peut-être pas du goût des partisans de l'ancienne tradition
du spiritualisme. » — Nous l'accepterions, au contraire, bien
volontiers, si elle ne nous paraissait incomplète et équivoque.
On peut assimiler, en effet, ces centres de forces aux formes
substantielles de l'école, réalités ascendantes comme des
nombres, depuis la matière brute jusqu'aux esprits, qui
sont des formes immatérielles et subsistantes. Mais la
conception scolastique ne prête pas aux méprises et aux
confusions comme celle de M. Vacherot. Il est difficile de
ne pas assimiler tous ces centres de forces à quelque
chose de matériel ou du moins d'inséparable de la matière.
Il est vrai que d'après lui il n'y a plus de matière, pour
ainsi dire : elle est subtilisée au point de ressembler à l'es-
prit; mais nous avons dit ce que l'on peut penser de cette
théorie idéaliste de la matière. Nous persistons à maintenir
l'opposition des deux substances, matérielle et spirituelle.
Il ne suffit pas de distinguer dans l'homme deux vies,
deux ordres de phénomènes. Ces distinctions ne s'expli-
quent bien que par la différence de la matière et de l'esprit :
en la supprimant, M. Vacherot compromet les autres, et
avec elles la cause même du spiritualisme.
Mais nous approuverons sans réserve l'éloge qu'il fait de
la méthode psychologique employée par tous les grands
spiritualistes. C'est l'observation directe, par la conscience,
qui nous permet de saisir l'âme et ses principaux attributs :
unité, activité, liberté. Malheureusement cette observation
est négligée de nos jours, sinon même méprisée, par de
UN SPIRITUALISME SANS DIEU lOD
nouvelles 'écoles, qui ne consentent à étudier l'àme que
dans sa vie extérieure ou dans les éléments sensibles asso-
ciés aux opérations intellectuelles, tels que les impressions,
les sensations, les imaginations, le plaisir et la douleur, la
santé et la maladie. Ces écoles apportent sans doute à la
science de l'homme des observations nombreuses et des
conclusions nouvelles qui ne sont point sans valeur; mais
l'âme elle-même, dans ce qu'elle a de plus intime, n'est
plus étudiée comme il le faudrait; et même en ne l'étudiant
que du dehors, dans les organes qu'elle anime, on tend à
méconnaître sa nature et jusqu'à son existence. Ce qui dis-
tingue l'âme humaine, c'est avant tout une intelligence qui
perçoit la vérité, c'est une volonté qui est captivée par le
bien, vers lequel elle se dirige par les voies qu'elle choisit.
L'idéal, auquel est suspendue toute la nature, gouverne
l'homme et l'attire d'une manière particulière, car il lui est
révélé par l'intelligence et expliqué par la raison. Connaître,
aimer, vouloir et choisir, voilà toute la vie supérieure de
l'homme, celle qui fait sa valeur et sa dignité. Qu'il ne se
plaigne donc pas, malgré toutes les épreuves qui l'assail-
lent, « de la Providence qui lui a donné tout à la fois la
conscience du bien, avec l'amour du bien et la volonté de
le faire. Quel est l'être de la création qui n'envierait sa
destinée, s'il était en état de la comprendre ? »
6° Doctrines sur Dieu. — Une psychologie et une mo-
rale si élevées, impliquent nécessairement l'existence de
Dieu. Mais M. Vacherot ne le pense pas, et c'est ici prin-
cipalement que son S3^stème nous paraît en défaut. La
Providence qu'il vient d'invoquer, n'est guère qu'une pro-
vidence idéale, elle n'existe formellement que dans la con-
naissance qu'en ont ceux qu'elle dirige. Il nous faut ex-
poser cette théorie aussi contradictoire que désolante, qui
est le caractère propre de la philosophie de M. Vacherot.
Il débute par des réflexions qui feraient espérer une meil-
leure conclusion. Dieu, « c'est le plus grand mot des lan-
gues humaines. Aucune ne l'a oublié. Toutes, même les
plus barbares, l'ont célébré, en le définissant avec plus ou
Ï06 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
moins de justesse, de précision, de profondeur et de pureté.
Il est le fond de toutes les religions. Il est le problème par
excellence des plus grandes philosophies. Mais, sous ce
nom, que de pensées diverses et même contraires.. ! )) —
C'est vrai, mais qu'importe ? Il reste à épurer cette notion
et à reconnaître le Dieu véritable; mais il est impossible
de nier la réalité de son objet, sans soutenir que tous les
peuples avec la plupart des philosophes se sont abusés.
C'est là ce que s'efforce de démontrer M. Vacherot.
Pour y parvenir, il ramène à deux toutes les méthodes
qui ont été suivies pour découvrir la divinité. Parmi les
théologiens et les philosophes, les uns ont cherché Dieu
dans l'univers, et les autres dans l'intime profondeur de la
conscience humaine; les premiers appartiennent à l'école
spéculative, et les seconds à l'école psychologique. Cherché
par la première méthode. Dieu apparaît comme l'absolu,
le tout-puissant, l'éternel, l'infini, l'universel. Cherché par
la seconde, il se révèle comme l'idéal, le parfait, l'esprit
pur. Or, soit qu'on le cherche dans l'univers, soit qu'on le
cherche dans la conscience, jamais, selon M. Vacherot,
Dieu n'apparaît comme réel et personnel. Mais il faut l'en-
tendre sur ces deux points.
Et d'abord (( le Cosmos nous révèle la causalité absolue,
la toute-puissance, l'immense activité, l'inépuisable fécon-
dité de la cause créatrice. Il ne nous apprend rien de son
essence même, si elle est matière ou esprit, nature ou per-
sonne, fatalité ou providence. La spéculation pure a beau
se donner carrière, disserter avec Parménide sur l'être et
le non-être, avec Plotin sur l'absolu, avec Spinosa sur la
substance, elle n'arrive qu'à se perdre dans le vide et le
néant. C'est que son Dieu n'est que la négation abstraite de
tous les attributs des êtres réels. Elle ne le conçoit que
dans l'opposition du fini et de l'infini, du particulier et de
l'universel, du changeant et de l'immuable, du périssable
et de l'éternel, du devenir et de l'être, du mode et de la
substance. Est-ce là un Dieu pour l'âme humaine ? Est-ce
même là un Dieu pour l'intelligence ? Tous ces attributs du
Créateur, séparés des attributs opposés de la créature, ne
UN SPIRITUALISME SANS DIEU IO7
sont-ils pas de pures abstractions ? Et le sujet lui-même de
ces attributs n'est-il pas l'abstraction la plus inintelligible?
Voilà donc une méthode stérile qui ne nous donne aucun
des attributs de la vraie nature divine. Jamais l'école spé-
culative n'a pu répondre à ces objections. »
La conclusion est bien tranchante. Il est difficile, croyons-
nous, d'accumuler en quelques lignes plus d'équivoques,
de confusions et d'erreurs. On nous fait cependant des
aveux importants. M. Vacherot reconnaît que le Cosmos
(c nous révèle la causalité absolue, la toute-puissance, l'im-
mense activité, l'inépuisable fécondité de la Cause créa-
trice ». Il y a donc d'après lui une cause suprême, et cette
cause est créatrice, au moins de quelque manière, puis-
qu'elle est la première. De plus, cette première cause est
réelle apparemment, car ses effets sont réels; ses effets
sont le monde, qui nous émerveille par son immensité et
sa magnificence. Et que M. Vacherot veuille bien ne pas
contester ailleurs la réalité de cette première cause; car
elle est première non seulement comme idéal ou cause
finale^ ce qu'il ne fait aucune difficulté d'admettre, mais
encore comme cause efficiente, ce qu'il semble oublier plus
d'une fois. Une cause finale, une fin, n'agit point par elle-
même : elle n'agit que par la cause efficiente. L'idéal d'un
tableau ou d'un monument ne produirait jamais ce tableau
ou ce monument, s'il n'y avait pas un artiste qui connût
cet idéal et le réalisât effectivement. De même l'idéal de ce
monde ne l'aurait jamais produit, s'il ne se fût trouvé une
cause efficiente intelligente, c'est-à-dire un Auteur, qui
réalisât l'idéal et lui donnât son légitime effet. Et que l'on
n'insiste pas, en disant que l'idéal, quoique non existant
en lui-même, peut agir sur la nature intelligente qui le
connaît; car il resterait à expliquer l'existence de cette
nature intelligente elle-même : elle n'a pu être produite
par l'idéal seul, c'est-à-dire par un abstrait. Nous ferons
en outre observer que la nature intelligente n'obéit à l'idéal
que dans la mesure où elle le possède et se l'assimile, en
sorte qu'un idéal absolu n'a son effet que par une nature
intelligente absolue comme lui. Il faut donc de toute né-
I08 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
cessité admettre que la première cause n'est pas un idéal
sans réalité, mais une nature réelle et intelligente, qui se
proposait un idéal à réaliser. L'idéal et le réel ne font qu'un
dans la première cause, de même que, toute proportion
gardée, l'idéal de l'artiste et l'esprit de l'artiste ne font qu'un
en réalité.
Mais s'il y a une première cause efficiente et intelligente,
si son existence peut nous être démontrée par le Cosmos,
comment M. Vacherot peut-il bien ajouter que nous ne
savons rien « de son essence, si elle est matière ou esprit,
nature ou personne, fatalité ou providence?» Il est vrai
que cette première cause ne nous est pas connue directe-
ment, mais seulement par abstraction et raisonnement;
elle est d'une nature entièrement supérieure à la nôtre,
puisqu'elle existe par elle-même et se suffit, comme étant
la première, tandis que nous sommes des êtres contingents,
dépendants et secondaires. C'est pourquoi notre science de
Dieu est nécessairement très imparfaite; j'ajouterai même
avec saint Thomas que nous savons plutôt de Dieu ce qu'il
n'est pas que ce qu'il est. Il nous est plus facile d'éloigner
de sa nature toutes les imperfections que d'y réunir toutes
les perfections pour les y condenser sous une forme unique
et suprême. Dieu est incompréhensible et ineffable. Cepen-
dant nous le connaissons et nous le nommons sans aucune
équivoque possible. Nous le distinguons très bien de tout
ce qui n'est pas lui, par exemple de l'idéal sans réalité,
fruit de l'abstraction, comme aussi de l'être général et in-
déterminé qui fait le fond de toute individualité. Notre
connaissance de Dieu n'est donc pas purement négative :
elle résulte non seulement d'oppositions, mais encore d'a-
nalogies; elle est positive en quelque manière. Nous savons
très bien que Dieu n'est pas matière, mais qu'il est esprit,
parce que l'existence matérielle n'est qu'une perfection
relative, positivement limitée; nous savons qu'il est subs-
tance, parce qu'une première cause efficiente est une subs-
tance ; nous savons qu'il est personnel, car cette première
cause efficiente est souverainement intelligente; nous
savons enfin, pour la même raison, qu'il n'est point fatalité
UN SPIRITUALISME SANS DIEU TOC.)
mais providence, car, selon le mot de Bossuet, « là où la
sagesse est infinie, il n'y a point de place pour le hasard »,
ni pour la fatalité', qui se confond avec lui.
Non, la spéculation ne se perd pas dans le vide et le
néant, à moins peut-être que M. Vacherot n'entende ici
par la spéculation celle qui ferait abstraction de toute
réalité, de toute expérience. Mais notre raisonnement
s'appuie sur les faits les mieux constatés. De l'existence de
l'univers et de nous-mêmes, nous nous élevons bien vite à
une première cause et à une première cause efficiente, par
conséquent existant par elle-même, ayant l'être par essence
et partant sans mesure, c'est-à-dire avec toutes les perfec-
tions. Sans doute nous n'avons de Dieu et de ses attributs
que des idées imparfaites, forcés que nous sommes d'em-
prunter tous nos éléments au monde sensible; mais nos
idées sont expressives de quelque manière et nos jugements
sont vrais. A moins de soutenir que notre pensée est au
sommet de l'être et qu'il n'est rien de plus parfait qu'elle,
il faut bien que M. Vacherot reconnaisse que nous ne pou-
vons pas nous faire de Dieu une idée adéquate. Il a donc
tort de chercher dans les idées inadéquates que nous nous
faisons de Dieu et de ses attributs des contradictions ou
des non-sens. Est-ce ne rien dire de Dieu ou énoncer de
pures contradictions, que d'être toujours insuffisant dans
ses paroles comme dans ses pensées ? Depuis quand l'inef-
fable, l'incompréhensible, le mystère en un mot, se con-
fond-il avec le contradictoire et l'absurde ou le chirné-
rique ?
Après avoir ainsi rejeté injustement le Dieu de l'école de
la spéculation, M. Vacherot se demande si le Dieu de
l'école psychologique est plus réel. Cherché par la cons-
cience. Dieu nous apparaît comme l'idéal de toutes les
perfections humaines : il a l'intelligence, la conscience,
la volonté, l'amour, etc. Or, selon M. Vacherot, tous ces
attributs, que les théologiens et les philosophes ont accu-
mulés à l'envi, en les élevant chacun jusqu'à la perfection,
sont inconciliables, et il essaie de le démontrer en nous
opposant toutes les objections anciennes, mille fois réfutées,
110 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
tirées des prétendues incompatibilités des perfections
divines. Il oublie ou ne veut pas admettre ce que nous
disions tout à l'heure, à savoir que l'être divin, qui est
l'être existant par lui-même, est placé par sa nature même
dans un ordre supérieur, qui n'a de commun avec le nôtre
que des ressemblances et des analogies : aucune identité,
même logique, c'est-à-dire générique ou spécifique, ne
peut être donnée entre lui et nous, comme elle est donnée
entre l'homme et ses semblables. C'est par cette considé-
ration de la transcendance de l'Etre divin, que'se résolvent
en définitive la plupart de ces objections. Nous en citerons
les principales, que nous ferons suivre d'une courte
réponse.
(( Comment l'être infini peut-il être une personne ? » —
Réponse. L'infinité de Dieu n'est pas de l'ordre de la
quantité et ne tombe pas sous la mesure; elle n'a donc rien
d'indéterminé ni de vague : c'est pourquoi elle peut être
parfaitement distincte et personnelle.
« Comment l'être universel peut-il être un individu .O) —
Réponse. Dieu n'est pas, à proprement parler, l'être uni-
versel, il est l'Etre suprême. Si l'on peut accorder qu'il
possède l'universalité, c'est seulement en ce sens qu'il est
la cause première et universelle, et qu'il contient éminem-
ment toutes les perfections des créatures. Il est individua-
lisé par l'excellence de son être et non par l'extension.
c( Comment l'être nécessaire peut-il réunir tous les
attributs de l'être contingent qui s'appelle l'homme? » —
Réponse. Il n'a des attributs de l'homme que ceux qui
n'impliquent aucune imperfection, comme l'intelligence,
l'amour, la bonté, à la différence de l'imagination, des pas-
sions, que nous ne lui attribuons que par métaphore. De
plus ces perfections sont en lui éminemment et non sous la
forme où nous les possédons. C'est pourquoi elles sont en
lui d'une manière nécessaire, tandis qu'elles sont en nous
d'une manière contingente.
(c Comment l'idéal peut-il être réel?» — Réponse. L'idéal qui
est Dieu n'est pas une simple idée : c'est un modèle subsis-
tant; c'est une intelligence bonne ou une bonté intelligente
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 1 1 t
qui a tout fait à son image et que toute cre'ature, en se
développant selon sa nature, ne fait qu'imiter de mieux en
mieux.
(( Si Dieu est l'esprit pur, comment a-t-il créé la ma-
tière? » — Réponse. L'esprit pur qui est Dieu, contient
éminemment toutes les perfections, y compris celles de la
matière, et il réalise formellement celles qu'il lui plaît de
réaliser depuis les plus hautes jusqu'aux plus humbles.
« S'il est l'être parfait, comment a-t-il pu faire une
œuvre imparfaite ? » — Réponse. Rien d'imparfait dans son
genre n'a été produit par le Créateur. C'est la liberté de
la créature qui a introduit dans le monde le mal moral.
Quant aux imperfections particulières et naturelles qui
affectent certains individus, comme la destruction des uns
au profit des autres, les difformités, les maladies, elles sont
relatives à ces individus, elles résultent des circonstances
ou de la nature même des choses, elles ne diminuent en
rien la perfection de l'ensemble et n'accusent point la
sagesse de Dieu.
(( Quand on me dit que Dieu a créé le monde par un acte
de volonté, je ne trouve rien, ni dans l'acte intérieur, ni
dans l'action extérieure de l'homme, qui puisse donner la
moindre idée de la création divine. Il faut ou s'arrêter au
mystère, ou passer outre, en niant la création.» — Réponse.
Il est vrai que nous n'avons de l'acte créateur aucune con-
naissance expérimentale, ni aucune idée adéquate ; mais
nous pouvons cependant le concevoir par des différences et
des analogies. On conçoit la création, bien qu'on ne puisse ni
l'imaginer ni la comprendre. Créer, c'est être la cause d'une
nouvelle existence, sans employer à cet effet une matière
préexistante. L'eftet créé n'est point sans cause : il a une
cause efficiente toute-puissante et une cause finale non
moins parfaite. Si l'on refuse d'admettre la création, qui
est un fait démontrable, quoique mystérieux en lui-même,
comme toutes les origines, on se condamne non seulement
à admettre l'incompréhensible mais encore l'absurde, par
exemple un monde fini, existant néanmoins par lui-même,
une matière nécessaire, etc.
112 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
De plus, en adoptant les théories propres à M. Vacherot,
Ton tombe en des contradictions particulièrement graves.
Son Dieu, en effet, n'est pas précisément celui des pan-
théistes, qui produit le monde sans aucune création et par
une simple modification de lui-même. Le Dieu qu'il
découvre par la conscience, n'est qu'un idéal, ce n'est
qu'une cause finale, ce n'est que l'idée du monde. Donc
l'idéal se suffirait pour produire la réalité, le concret sorti-
rait de l'abstrait; la cause finale pourrait agir sans une
cause efficiente et intelligente qui la connût et en pour-
suivît l'accomplissement ; Tidée du monde à elle seule expli-
querait le monde avec ses harmonies, ses tendances, son
merveilleux développement; la fin aurait par elle-même
créé les moyens et l'effet la cause : voilà qui est non seule-
ment incompréhensible, mais contradictoire. Si notre Dieu
est mystérieux, du moins expliquons-nous de quelque
manière tous ses attributs. Mais le Dieu de M. Vacherot est
impossible : c'est un Dieu parfait qui n'existe pas, ou
bien c'est un Dieu qui existe, mais qui n'est point parfait,
qui n'est pas intelligent et conscient, qui n'est pas même
individualisé. Son Dieu parfait, le seul qui mériterait d'être
appelé Dieu, n'est que dans l'intelligence des créatures; et
s'il n'y avait sur la scène de ce monde aucune créature intel-
ligente, il n'}^ aurait aucun idéal divin : ce qui ne l'empê-
cherait pas cependant d'agir sur toute la nature i/;intelli-
gente ; car celle-ci, d'après M. Vacherot, recherche l'idéal
qu'elle ne connaît pas, elle obéit à une idée directrice.
Comme si une idée pouvait se faire obéir par la pierre,
l'animal ou la plante. Comme si un idéal infiniment sage
pouvait être pleinement réalisé autrement que par un
auteur infiniment intelligent, maître de cet idéal comme
de sa propre pensée. Il nous paraît difficile d'entasser plus
d'affirmations qui se détruisent, et de dépenser plus de
subtilités pour les concilier.
Faut-il signaler encore quelques objections ? On s'éton-
nerait de les trouver sous la plume de M. Vacherot, si l'on
oubliait qu'il refuse d'admettre que Dieu est supérieur à
tout l'être créé, ce qui est partir de la négation implicite de
UN SPIRITUALISME SANS DIEU I I 3
Dieu pour prouver que Dieu n'existe pas. « Si l'on s'en
tient, dit-il, au Dieu de la me'taphysique, qui remplit tout
de sa présence universelle, qui anime tout de Faction de sa
puissance infinie, quelle place reste-t-il à cette innombrable
variété d'atomes, de corps, d'individus, de personnes, dont
l'expérience atteste le mouvement, la vie ou la liberté? » —
Mais il est trop facile de répondre qu'il ne faut pas expli-
quer la présence universelle de Dieu ou son immensité
comme on explique celle des corps. Dieu est partout sans
rien exclure : ce n'est même que parce qu'il est partout que
chaque chose tient sa place. Est-ce que l'âme qui anime le
corps et chacune de ses parties, exclut quoi que ce soit du
corps? diminue-t-elle la place occupée par le corps? Ainsi
en est-il, à certains égards, de Dieu par rapport au monde.
« Enfin, continue M. Vacherot,.si l'on relègue, toujours
par l'abstraction métaphysique , ce Dieu par delà le
temps, l'espace et le mouvement, comment pourra-t-on
expliquer qu'il vive, qu'il pense, qu'il veuille, qu'il agisse
en dehors de toutes les conditions de l'existence, de la
pensée, de la volonté, de l'action ? » — Nous répondrons
toujours que l'être de Dieu ne peut être celui de la créa-
ture. Dien subsiste, il demeure éternellement, sans subir
les outrages ni les vicissitudes du temps ; il est immense,
sans être mesuré par l'espace, sans être en dedans ni en
dehors de lui, sans jamais se confondre avec lui ; il agit,
sans que son activité se décompose en mouvements divers
comme ceux de la créature ; il vit, il pense, il aime, sans
rien recevoir du dehors, mais en se suffisant à lui-même,
en un mot sans être soumis aux conditions imparfaites de
l'existence de la créature.
M. Vacherot se sépare ici ouvertement de toute l'école
spiritualiste, qui n'a jamais pu concevoir un monde et des
âmes sans un Dieu réel, personnel et infini. Il cite de belles
pages d'Emile Saisset : il les admire et déclare qu'elles ne
le convainquent pas. Emile Saisset s'est inspiré de la for-
mule d'Aristote : l'intelligence suprême est la pensée de la
pensée; et aussi de cette autre, qui contient la première :
l'être parfait est un acte pur. « Seulement, ajoute M. Va-
114 UN SPIRITUALISME SANS DIÉr
cherot, je n'ai jamais pu comprendre, autrement que par
une abstraction, la pensée même parfaite, sans un sujet
pensant. » — Mais comment ne voit-il pas que cette pensée
suprême ne doit pas être conçue comme la nôtre par oppo-
sition à un sujet, mais qu'elle est elle-même ce sujet tou-
jours actif, toujours pensant et toujours conscient. Il n'y a
pas en Dieu opposition et distinction réelle de sujet et
et d'action, de puissance et d'acte ; mais sa puissance est
essentiellement en acte et sa nature toujours active. C'est
ce que signifient, en définitive, les formules d'Aristote,
acceptées parles scolastiques. De ce que nous ne connais-
sons la perfection et les attributs de Dieu que par l'abstrac-
tion, il ne s'ensuit pas que Dieu ne soit qu'un abstrait. C'est
M. Vacherot qui se laisse ici tromper par la faiblesse de
l'intelligence humaine et accorde trop à l'anthropomor-
phisme : en effet, s'il nie l'existence de Dieu, c'est en défi-
nitive par cette raison qu'il faudrait faire Dieu semblable à
l'homme.
Au fond, la source de l'erreur de M. Vacherot est toute
dans le refus d'admettre un être transcendant. De là sa
répugnance à distinguer avec nous entre l'éternité propre-
ment dite et un temps qui serait infini, entre l'immensité
divine et l'immensité cosmique, entre l'infinité sans parties
ni succession et l'infinité ou l'indéfini qui s'écoule ou qui
s'étend sous nos yeux dans la nature. Il regarde « comme
des abstractions inintelligibles cette éternité, cette immen-
sité, cette infinité concentrées en un point indivisible».
Comme si, même quand nous disons que l'infinité est en
un point, nous ne recourions pas à une métaphore. Le
point mathématique lui-même est logiquement de l'ordre
de la quantité : l'immensité de Dieu n'est donc pas plus
définie par le point que par l'espace ; et son éternité n'est
pas plus définie par le présent qui est le nôtre que par le
temps tout entier. Jusques à quand confondrons-nous les
attributs divins avec leurs effets et leurs images, l'essence
de Dieu avec les analogies qui nous la font connaître tou-
jours sans la livrer jamais ? Il est bien certain que trans-
porter tels quels en Dieu les attributs des créatures, même
UN SPIRITUALISME SANS DIEU I I ^
les plus parfaits, c'est le détruire. L'infinité relative dont la
créature donne le spectacle ou plutôt dont elle réveille
l'idée, est de ce nombre. Encore une fois, Dieu ne peut être
infini à la manière du temps ou de l'espace : en ceci,
M. Vacherot ne se trompe point.
Laissant donc le concept de l'infini, qui, à son avis, ne
peut qu'induire en erreur, il s'attache plutôt au concept de
la perfection^ le seul concept qui serait vraiment divin. Le
type de la perfection nous est donné dans la conscience,
pense-t-il, le type et non l'idéal; l'idéal est ensuite conçu
sur ce type. Quoi qu'il en soit, dirons-nous avec lui, il est
incontestable que l'esprit humain possède cette idée de
l'absolue perfection. Or il s'agit maintenant de savoir si
cette idée n'est qu'une idée, ou bien si elle a sa réalité au
dehors. Platon soutenait la réalité objective de toutes nos
idées ; en conséquence, il n'eût pas hésité à répondre que
l'idéal de la perfection a, lui aussi, sa réalité objective. Mais
les philosophes spiritualistes qui ont gardé la tradition de
l'idéal, n'ont point suivi Platon dans sa théorie des idées ;
ils n'ont maintenu la réalité objective que de l'idéal
suprême ou de Dieu, commettant ainsi la plus grave des
inconséquences, selon M. Vacherot, car il n'y avait pas lieu,
pense-t-il, de faire ici une exception. Il s'attache donc à
démontrer que les spiritualistes dont il s'agit, saint
Anselme, Descartes, Leibniz, etc., ont vainement essayé
de prouver Vexistence de Dieu par Vidée de Dieu; ils ont
conclu de l'essence idéale de Dieu à sa réalité, passant
ainsi indûment de la catégorie de Y essence à celle de Vexis-
tence,
Nous n'avons pas ici à soutenir le sentiment de ces
grands philosophes. Mais que M. Vacherot veuille bien se
souvenir que l'argument capital en cette matière ,
celui qu'ont toujours invoqué les meilleurs spiritualistes,
n'est point cet argument a priori^ rejeté ouvertement
par la plupart des scolastiques et notamment par
saint Thomas. La démonstration irréfutable de l'exis-
tence de Dieu n'est pas fondée sur une simple idée,
mais bien sur les données de l'expérience et le principe
lit) UN SPIRITUALISME SANS DIEU
de causalité. Il y a des effets réels; il y a par con-
séquent une première cause efficiente réelle; celle-ci existe
donc par elle-même ; elle a donc l'être par essence, etc.
Comme on le voit, nous ne passons pas indûment de la
catégorie de l'essence à celle de l'existence; notre méthode
n'est pas a priori \ ce n'est pas non plus une méthode
psychologique exclusive : elle résulte de l'alliance des faits
et des principes, de l'expérience sensible et des lois de la
raison.
Et cependant cet argument ontologique si sévèrement
condamné par M. Vacherot et rejeté parmi les sophismes
ne nous paraît pas aussi impuissant qu'il l'affirme, pourvu
qu'il soit présenté sous certaines formes, car alors il im-
plique de quelque manière le principe de causalité et peut
participer à la même efficacité. C'est ainsi qu'il nous paraît
que toute vérité absolue démontre l'existence de Dieu -, car
elle suppose Texistence d'une intelligence absolue. Il n'y
aurait pas de vérité, s'il n'}' avait pas de Dieu. Descartes a
vivement insisté sur ce point, et sa doctrine est ici irréfu-
table. L'idée et la vérité sont indépendantes sans doute
des réalités secondes, et l'on ne peut démontrer l'existence
de celles-ci par celles-là ; mais il n'y a des idées et des
vérités qu'en vertu de la réalité absolument première : celle-
ci est donc démontrable par les idées et les vérités secondes.
Sans doute on ne peut conclure de l'idée à la réalité de
même ordre, de la possibilité à l'existence; mais il est per-
mis de conclure de l'idée à la première réalité, de la possi-
bilité au fait absolu, à la puissance infinie d'où elle dérive.
Telle idée peut n'être qu'une illusion, soit; mais il n'}^
a pas même d'illusion sans une première et absolue
réalité.
Quelle que soit la valeur de ces arguments, M. Vacherot
ne peut contester la démonstration de l'existence de Dieu
tirée directement du principe de causalité. C'est en vain
qu'il cherche une incompatibilité entre la perfection et la
réalité. La réalité n'est-elle pas, au contraire, la première
des perfections ? Et parce que toute réalité créée est impar-
faite, ou du moins limitée, s'ensuit-il que la réalité suprême
UN SPIRITUALISME SANS DIEU II7
doive être limitée, imparfaite ? Mais il faut que M. Vacherot
accorde enfin que l'Être suprême ne peut pas être une
espèce d'être, dans lequel se réaliserait plus ou moins la
perfection d'un type ou d'une ide'e; Dieu ne peut pas être
dans un genre : d'où il suit que son essence et son existence,
son idéal ou sa perfection et sa réalité ne font qu'un. Qu'il
veuille bien remarquer que nous ne sommes pas dupes de
nos propres paroles en parlant de Dieu ; qu'il cesse de
chercher dans la nature divine une incompatibilité d'attri-
buts qui n'existe de quelque manière que dans le langage,
toujours impuissant, surtout en cette matière. Nous par-
lons de Dieu comme s'il avait des qualités distinctes de la
substance, comme s'il était immense à la manière des gran-
deurs qui se mesurent : mais nous savons très bien que
rien de divin n'est dans la catégorie de la qualité ni dans
celle de la quantité. Dieu est au-dessus de toute catégorie.
Nous lui attribuons toutes les perfections qui honorent
l'homme : l'intelligence, la force, la bonté, mais c'est tou-
jours en ayant égard à sa nature, infiniment au-dessus de
la nôtre, qui pourtant est son image.
Si M. Vacherot trouve des obscurités dans cette doctrine,
qu'il veuille considérer la sienne propre, non plus avec la
prévention dont il nous est si difficile de nous défaire en face
de nos propres théories, mais avec la sévérité d'un critique
et d'un juge. Est-il donc si facile de concevoir que Dieu,
être parfait et absolu, cause et fin de tout ce qui existe,
n'est lui-même qu'un idéal, un idéal de puissance, un idéal
d'intelligence, un idéal de bonté, nn idéal d'amour? Est-il
donc si facile de concevoir que Dieu crée ou produit toutes
choses sans exister lui-même, et qu'il crée nécessairement?
Cette doctrine se distingue-t-elle de l'athéisme, comme
M. Vacherot l'espère? Est-elle moins fautive et plus logique
que le panthéisme, dont il se défend également ? Du moins,
dans le panthéisme, il y a un Dieu réel, qui ne fait qu'un
avec le monde, et l'on conçoit l'action de ce Dieu, bien
qu'on ne puisse concevoir son identité avec le monde;
mais, dans le système de M. Vacherot, il faut nier le Dieu
réel, dont l'existence s'impose, et attribuer à un Dieu pu-
Il8 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
rement ide'al une action qu'il ne peut exercer. Hegel était-
il moins paradoxal, lorsqu'il faisait sortir le concret de
l'abstrait, ou bien quand il enseignait ce que M. Renan a
répété plus tard, que Dieu se fait ou devient ? M. Vacherot
ne veut pas, et avec raison, soumettre Dieu à la catégorie
du devenir ; mais vaut-il mieux, sous prétexte de respecter
ses perfections, l'enfermer dans la catégorie de l'idée.
Il est vrai qu'il refuse également d'accepter cette der-
nière conclusion, bien qu'elle paraisse s'imposer après
toutes les considérations précédentes. « Il ne faut point
enfermer la divinité, dit-il, dans l'étroite mesure d'un
concept abstrait, qui ne prend corps et vie qu'autant qu'on
lui donne une matière. » — Mais il faudrait cependant
prendre un parti : ou Dieu n'est qu'une idée, ou bien il
existe; mais, s'il existe, qu'est-il, s'il n'est pas le Dieu per-
sonnel que nous avons défini et que la plupart des spiri-
tualistes adorent? « Puissance créatrice et Providence,
continue-t-il, voilà... les deux attributs incontestables que
la raison reconnaît à la nature divine... Dieu est Créateur,
en tant que cause; il est Providence, en tant que cause
finale. » Et il emprunte la voix du psalmiste pour louer
l'Auteur des choses, la sublime intelligence qui préside à
l'ordre universel : Cœli enavrant gloriam Dei. Le malheur
est que ces déclarations sont peu conciliables avec la doc-
trine précédente, et qu'en achevant d'expliquer sa pensée
M. Vacherot donne les mains au panthéisme le plus froid,
le plus désolant. « Le Dieu de la philosoohie, dit-il, ne
veille pas sur ses créatures comme un père sur ses enfants.
Sa bonté s'étend sur toute la Nature, parce qu'il est le
Bien, et que le Bien est au fond de tout être. Mais il n'a
point de grâces à répandre, de faveurs à distribuer, de
miracles à faire pour telle ou telle de ses créatures. »
Ainsi donc ce Dieu est le Bien, et le Bien est le fond de
tout être. Ce n'est pas ailleurs qu'il faut chercher la puis-
sance créatrice et la cause finale. Sous la diversité des
existences qui remplissent l'univers, M. Vacherot croit
découvrir une substance commune, ou plutôt (car il rejette
l'unité de substance) un être général et commun. Ce serait
UN SPIRITUALISME SANS DIEU IIQ
le Dieu de sa philosophie. Ainsi se concilieraient assez
bien les deux parties de sa théorie : Tune, où il paraît ne
faire de Dieu qu'un idéal, une perfection abstraite ; l'autre,
où il affirme la réalité de ce Dieu sans le séparer du monde,
dans lequel il joue, on ne sait comment, le rôle de Créateur
et de Providence. De même que l'être abstrait n'existe
formellement que dans l'intelligence qui le conçoit, mais
existe cependant de quelque manière dans tous les êtres
sensibles d'où notre esprit l'abstrait, ainsi le Dieu de
M. Vacherot n'aurait sa forme pure et sa perfection que
dans notre esprit; mais il se retrouverait cependant de quel-
que manière dans toute la nature, dont il serait le fond. Et
c'est ainsi que M. Vacherot confond toujours l'être de la lo-
gique et l'être de l'ontologie avec l'Etre de la théodicée. Tan-
tôt il s'accorde avec les idéalistes, quand il assimile la divi-
nité à un pur idéal ; et tantôt il s'accorde avec les panthéistes,
quand il l'assimile à l'être universel. Il croit à l'unité de cet
être comme Spinosa croyait à l'unité de substance. « Ce qui
reste vrai de la doctrine de Spinosa, dit-il, c'est l'unité de
l'être universel. » Faut-il encore redire que cet être n'est
pas Dieu ? qu'il ne peut être ni Créateur, puisqu'il est in-
déterminé et contingent lui-même, ni Providence, puisqu'il
est inconscient? L'Etre de la théodicée, qui est un acte pur,
ne peut être supplanté par cet être passif et terne de l'on-
tologie, pas plus qu'il ne peut l'être par celui de la
logique, qui n'est rien en dehors de l'intelligence qui le
conçoit. Maintenant, du moins, on ne s'étonnera pas que le
Dieu de M. Vacherot ne soit pas le Dieu de la grâce, du
miracle, de l'adoration et de l'amour. Lui-même l'avoue
tristement. Nous devons mettre sous les yeux du lecteur
cette page navrante, parue déjà en 1876 dans la Revue des
Deux-Mondes :
(( J'en conviens, dit-il, cette Providence qui veille sur le
salut des mondes, des genres et des espèces, est bien sévère
pour notre pauvre cœur humain. Quand nous voulons
prier, pères, mères, enfants, amis, pour le bonheur, pour
l'existence des êtres qui nous sont chers, il faut nous
adresser à une autre Providence, à un Dieu qui ait les en-
120 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
trailles d'un Père. C'est à ce Père que le Dieu fait homme,
le Christ, adressait sa prière ; c'est lui qu'il invoquait- en
mourant sur la croix. Il n'y a jamais eu dépareille théologie
du cœur. La mère courbée sur le berceau de son enfant
malade ne connaît que celle-là. Qui ne respecterait la dou-
leur, qui ne comprendrait l'espoir d'une mère?.. Je l'avoue
franchement, avec le sentiment d'humilité profonde qui
convient à mon néant, ce n'est que par un salut de respect
à ce Père de la création que j'ose répondre à ceux qui me
demandent quel genre de piété je recommanderais pour le
Dieu qui me compte parmi ses cro3^ants. Je n'oserais le
prier, n'étant pas bien sûr qu'il entendit nos supplications
sur nos misères humaines, et nos confidences sur nos vœux
et nos espérances. Ce Père-là est trop haut, dans le ciel de
la science moderne, pour entendre nos plaintes, et commu-
niquer à ceux qui le contemplent d'autre grâce que celle
d'une stoïque résignation. Socrate (?) Epictète et Marc-
Aurèle avaient-ils une autre manière de prier?» — Hélas !
Pourquoi M. Vacherot ne comprend-il pas enfin que cette
Providence implacable n'est qu'une fatalité, et que son
Dieu n'est pas plus le Dieu de la raison et de la philosophie
qu'il n'est celui du cœur!
7° Uimmanejice divine. — La doctrine de M. Vacherot
achève de se dessiner dans le chapitre où il traite de l'im-
manence divine. Le problème des rapports de Dieu avec
le monde a préoccupé tous les philosophes : il n'en est pas
de plus important. On peut dire que tous les systèmes dif-
fèrent entre eux par la manière particulière dont chacun
Ta résolu. Certaines écoles ont supprimé l'un des deux
termes de la relation ; d'autres les ont confondus ; d'autres
enfin les ont séparés. La vérité consiste évidemment à les
unir sans les confondre. La vraie doctrine est celle qui,
tout en distinguant Dieu du monde et en reconnaissant la
transcendance de son être, admet cependant que ce Dieu
est intimement présent à toute la nature, et que rien ne se
fait, si ce n'est en sa présence et avec son concours. C'est
ainsi qu'on pourrait admettre à la fois de quelque manière
UN SPIRITUALISME SANS DIEU * 121
la transcendance et l'immanence divines. Mais celle-ci ne
peut être admise aucunement dans le sens de Spinosa, qui
affirme que Dieu agit dans la nature sans en être dis-
tinct. Or l'immanence divine, telle que la soutient M. Va-
cherot n'est au fond que cette dernière; et comment pour-
rait-elle en diffe'rer sensiblement, puisqu'il rejette la trans-
cendance ? Il loue Schelling et Hegel pour avoir compris et
conservé ce qui reste vrai, selon lui, de la doctrine de
Spinosa et de la doctrine de Leibniz. Or ce qu'il regarde
comme vrai dans la doctrine de Leibniz, c'est la sponta-
néité et la finalité, et nous n'avons pas ici à le contredire ;
mais ce qu'il regarde comme vrai dans la doctrine de
Spinosa, c'est « l'unité de l'être universel ». Nous avons
donc bien compris sa doctrine précédemment : le Dieu du
Nouveau Sph^itualisme, c'e^t bien l'être universel, cet être
dont il est question en logique et en ontologie.
Cependant M. Vacherot tient à séparer sa cause de celle
du spinosisme; il s'efforce, mais vainement, de trouver des
différences essentielles. « Mon spiritualisme, dit-il, n'a
jamais eu d'éloignement pour la doctrine de l'unité; mais
il faut s^entendre. L'unité de substance est une formule
dont Spinosa a montré le danger par la redoutable logique
avec laquelle il l'a poussée à ses dernières conséquences.
L'unité de cause est la même pensée sous un autre mot.
C'est encore le spinosisme. Je n'en tiens pas moins pour
l'unité de principe. » Ainsi donc, tandis que Spinosa
affirme l'unité de substance, M. Vacherot affirme seulement
l'unité de principe. Ce principe, c'est évidemment, d'après
ce qui a été dit, l'être universel, celui qui se retrouve dans
toutes les natures et qui se multiplie sous toutes les formes.
D'après M. Vacherot, « ce qu'on distingue et ce qu'on
oppose sans cesse sous les noms d'esprit et de matière
n'est, au fond, que le même principe, à ses divers degrés
d'existence. » Il s'ensuit que tous les êtres de la création,
tous les esprits comme tous les corps, ont un même prin-
cipe intrinsèque, un même être plus ou moins développé.
Mais en quoi d'essentiel cette doctrine diffère-t-elle de
celle de l'unité de substance ? M. Vacherot paraît oublier
122 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
ici que Tétre universel que nous attribuons indistinctement
à tous les individus, à l'esprit comme à la matière, n'a que
l'unité logique, Tunité de concept. En réalité, il n'y a
que des individus, dans lesquels notre concept général
d'être est réalisé autant de fois et d'autant de manières
qu'il y a d'individus différents. On conçoit très bien, il est
vrai, dans la théorie de M. Vacherot, que Dieu soit présent
et agissant partout, puisqu'il est l'être fondamental de
toutes choses; mais cette immanence divine n'est pas
moins inacceptable que celle qui est enseignée par Spinosa.
Est-ce là « simplifier la coexistence de Dieu et du
monde ? » Le Nouveau Spir^itualisme supprime en réalité
l'un des deux termes : Dieu n'est pas distinct de monde.
Nous ajouterons même que M. Vacherot paraît confondre
Dieu et le monde plus encore que ne l'avait fait Spinosa.
Celui-ci, en effet, avait affirmé l'unité de substance. Mais,
comme toute réalité n'est pas une substance, il pouvait
soutenir néanmoins, avec quelque raison, que la divinité
n'absorbe pas toute réalité. Le Dieu de M. Vacherot, au
contraire, c'est l'être universel. Or, on ne peut rien conce-
voir qui n'entre dans l'être universel; les substances et les
modes, les genres et les propriétés, les individus et leurs
opérations, tout y est compris, rien n'est exclu : l'être
universel, s'il est donné formellement hors de notre esprit,
absorbe tout.
Le Dieu de ^L Vacherot ne peut donc pas être le nôtre.
La création qu'il lui attribue, outre qu'elle est impossible,
ainsi que nous l'avons dit précédemment, constituerait
toute son activité. « Il n'y a pas lieu, dit-il, de distinguer
en Dieu deux activités, l'une qui se produit au dehors,
l'autre qui se concentre dans une existence solitaire...
Pour Dieu, vivre c'est créer. » Mais si le monde est néces-
saire à Dieu, si Dieu ne vit que par la création du monde,
comment distinguerons-nous le monde de la vie et des
perfections divines? ^L A^acherot s'applaudit néanmoins
de cette manière d'expliquer la création. Il l'oppose aux
mystères des théologiens et aux métaphores des philo-
sophes. Pour lui, la création, c'est l'épanouissement de la
UN SPIRITUAUSME SANS DIEU 12.^
nature divine, nature bien imparfaite par elle-même,
puisque le monde lui a été supérieur dès le second moment
de son existence. Ailleurs M. Vacherot nous avait habitués
à expliquer toujours l'imparfait par le parfait; mais ici
c'est l'imparfait qui commence, c'est le moins qui donne le
plus : Dieu donne le monde qui est plus parfait que Dieu
seul. Il est vrai que M. Vacherot suppose que la nature est
attirée par l'idéal, qui est plus parfait que la nature; mais
nous avons dit ce qu'il faut penser de l'action d'un idéal
qui ne trouve pas encore d'intelligence pour être compris.
Cet idéal est moins qu'une chimère, il n'est pas même
une illusion, il n'est rien. Pour exister, même comme
idéal, et, à plus forte raison, pour avoir tout son effet, il
faut qu'il se rencontre dans une nature souverainement
intelligente et toute-puissante, c'est-à-dire dans le Dieu
réel et personnel que nous adorons et qui est seul digne
de ce nom.
Autre difficulté qui menace le système de M. Vacherot :
comment expliquer la liberté humaine? Si la création n'est
que l'épanouissement de la nature divine et une sorte de
progrès invincible, comment l'homme pourrait-il s'y
opposer ou en modifier la marche? Serait-il par hasard
plus libre que Dieu? M. Vacherot n'en doute pas, semble-
t-il. Il admet le fait de la liberté, attesté par la conscience;
il fait remarquer ensuite et avec raison que la liberté est
limitée par la nature, qu'elle est plus ou moins grande
selon les objets et les circonstances. Cependant il faut
expliquer cette liberté, fût-elle même un minimum. Il re-
proche aux spiritualistes d'avoir exagéré souvent la liberté
humaine et d'avoir ainsi donné prise aux objections des
fatalistes. C'est vrai, et l'on ne doit pas oublier que
l'homme n'est pas libre de tout vouloir, ni de vouloir à
tout instant le peu qui lui est permis. Mais qu'il nous
explique à son tour comment la moindre liberté peut bien
sortir d'une création fatale, surtout si la conservation du
monde, comme il paraît l'admettre, n'est rigoureusement
parlant qu'une création continuée.
Embarrassé par sa théorie de l'immanence, il fait remar-
124 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
quer d'abord que les partisans de la transcendance sont
embarrassés à leur tour, lorsqu'il s'agit de concilier la
liberté humaine avec la prescience divine. Mais ici encore,
si nous sommes arrêtés par des obscurités impénétrables,
qui bornent toutes nos connaissances et reculent toujours
sans se dissiper jamais, du moins nous ne sommes pas en
présence de l'absurde. Il ajoute ensuite que la liberté hu-
maine s'explique très bien dans sa théorie, parce que
l'homme est une cause et qu'il cherche une fin. Ce qui meut
l'homme, c'est l'attrait de cette fin ou l'amour. C'est là,
selon lui, la véritable grâce des théologiens. L'amour de
l'idéal est l'aiguillon qui excite l'homme à la poursuite du
bien. Cet amour ou cette grâce est répandu de quelque
manière dans toute la nature, car tout être créé obéit à
une tendance irrésistible vers le bien. M. Vacherot va plus
loin encore. Ce principe, selon lui, n'est pas étranger à
l'homme; il n'est pas non plus une faculté ou une partie
de son être, « il en est le fond, il est l'être même ». Dieu ne
se donne pas tout entier dans son incessante création, mais
« il y laisse quelque chose de son essence. C'est sa grâce,
c'est-à-dire l'irrésistible attraction du bien. »
Sans parler de ce qu'elles renferment d'erroné au point
de vue théologique, ces explications sont trop favorables
au panthéisme pour que nous puissions les admettre. Elles
rendent compte sans doute de la présence et de l'action in-
times de Dieu dans la nature; mais cette présence et cette
action ne sont données qu'au prix d'une confusion de Dieu
avec ses œuvres. De plus il paraît impossible de concilier
cette doctrine avec la liberté humaine. M. Vacherot assimile
celle-ci, semble-t-il, à une spontanéité intelligente. Mais il
y a deux manières d'être soumis à la nécessité. Soit que la
cause efficiente nous pousse fatalement, soit que la cause
finale nous attire invinciblement, nos actions sont égale-
ment nécessitées : l'attrait de la cause finale peut n'être pas
moins irrésistible que l'impulsion de la cause efficiente;
le déterminisme intellectuel n'est pas moins incompatible
avec la liberté que le mécanisme. Il ne fallait donc pas
se borner à dire que l'homme est une force spontanée et
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 12?
qu'il est attiré constamment par le bien; mais il fallait
encore montrer comment, tout en cédant à l'attrait invin-
cible du bien en général, l'homme est libre quant aux
moyens à prendre et aux choix à faire, c'est-à-dire quant
aux biens particuliers.
M. Vacherot termine par un nouveau mais insuffisant
hommage rendu au christianisme, qu'il persiste à regarder
comme une simple forme symbolique et populaire de la
philosophie. « Aucune philosophie, dit-il, n'a mieux com-
pris que le Christianisme les vrais rapports de l'homme à
Dieu, sous la forme mystique qu'il a donnée à sa doctrine. »
Comparant ensuite le stoïcisme au christianisme, il accorde
la supériorité à ce dernier, parce qu'il est la religion de
l'amour. La croix, dit-il, est « le symbole de cet immxense
amour dont le Christ a donné l'exemple, et qui a vaincu et
conquis le monde par sa toute-puissante douceur. » Mais
cet amour, hélas ! de même que la grâce, n'est à ses yeux
que l'attrait naturel du bien. « Toute force, dit il, vient de
l'amour. C'est la grâce des théologiens. Voilà le mystère
dont il ne faut chercher l'explication que dans la conscience,
de même que beaucoup de mystères que la foi théologique
oppose à la raison humaine comme autant de barrières
infranchissables... La psychologie est la clef qui ouvre le
sanctuaire de la théologie. » Cousin et Jouffroy ont tenu
le même langage. Mais, du moins, en niant le Dieu de la
révélation, ou en le confondant avec le Dieu de la nature,
méconnaissant ainsi la distinction profonde de l'ordre
surnaturel et de l'ordre naturel , ils ont mieux su le
distinguer de ses œuvres et reconnaître sa réalité, son
indépendance et sa personnalité. Le spiritualisme de
M. Vacherot, au contraire, supprime non seulement le
surnaturel, la révélation, la grâce proprement dite, mais
encore Dieu lui-même pour n'en garder que le nom.
120 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
III
CONCLUSION. — DE l'ÉVOLUTION
Il nous reste maintenant à examiner les dernières con-
clusions de ce système. Il aboutit à une certaine évolution^
que M. Vacherot appelle ^;z(3/e, pour la distinguer de V évo-
lution fatale soutenue par les évolutionnistes. La seule
création qu'il admette est « éternelle, incessante, néces-
saire... elle est la vie divine » ; elle n'est au fond que le
passage de l'être universel, qui est partout, aux êtres indi-
viduels, qui remplissent le Cosmos de leur prodigieuse
variété. Il n'y a rien dans cette conception de l'ensemble et
du développement des choses que les évolutionnistes ne
puissent accepter. Il expose avec une sorte de complaisance
les théories de M. Spencer, le représentant le plus célèbre
de l'évolutionnisme et du positivisme modernes; il estime
avec lui que l'évolution triomphe aujourd'hui dans la
science. A l'origine, toutes les parties de l'univers étaient
homogènes, nulle différence entre elles; mais la variété et
l'ordre que nous admirons aujourd'hui ne tardèrent pas à
s'y introduire et à changer progressivement le chaos primi-
tif en un séjour merveilleux. L'œuvre fut lente sans doute,
comme toutes les œuvres du temps ; mais elle se continua
invinciblement à mesure que s'accumulaient les millénaires
et les millions d'années. Après l'évolution de l'éther, qui
aboutit à la division de la matière en impondérable et en
pondérable, il y eut l'évolution solaire, qui aboutit à la
distinction des planètes de notre système. La terre à son
tour entra dans les phases de son développement ; elle se
concentra peu à peu à mesure qu'elle se différenciait; les
corps réputés simples en chimie, se fixaient, grâce à des
circonstances et à des énergies que l'homme ne peut ren-
contrer aujourd'hui ni reproduire; les liquides, puis les
solides se précipitaient en masse vers le centre, et les couches
terrestres commençaient à se former. Enfin apparurent les
premiers êtres vivants, les plantes les plus simples, des
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 127
organismes rudimentaires ; la vie se développa jusqu'à
l'intelligence humaine. Les hommes formèrent à eux seuls
un monde nouveau, bien supérieur au précédent, le monde
social, qui commença bientôt son évolution, à l'exemple du
monde physique, et qui ne cesse de la poursuivre avec tout
le reste de la nature. Les familles et les agglomérations
humaines se rapprochèrent, se combattirent et finalement
s'unirent, comme l'avaient fait les éléments primitifs -, les
sociétés se centralisèrent et se différencièrent, comme
s'étaient concentrés et différenciés les globes qui roulent
dans Tespace; leur structure devint de plus en plus savante,
compliquée; l'organisme social fut construit pièce à pièce;
il se développa en même temps que la vie sociale devenait
plus intense, plus parfaite, et que sur l'ordre physique pré-
valait l'ordre moral. Enfin celui-ci, dans ce qu'il a de plus
élevé, a subi à son tour les lois de l'évolution : religion,
science, art, civilisation et liberté, tout se développe, tout
passe par diverses phases que la philosophie de l'histoire
s'applique à déterminer.
M. Vacherot n'éprouve guère que de l'admiration pour
cette théorie. Il admet en définitive les prétentions prin-
cipales des évolutionnistes. S'il reconnaît franchement que
la génération spontanée n'est qu'une hypothèse arbitraire,
s'il reconnaît également que la science n'est point favorable
au transformisme ou à la mutabilité des espèces, il n'en
conclut pas moins cependant que la matière, créée ou non,
devait contenir tous les principes de son développement,
et que par conséquent elle a dû se transformer à certains
moments marqués par la Providence, ou du moins par la
Nature. « Est-il possible, en bonne philosophie, dit-il, de
supposer qu'il a fallu au Créateur, en admettant une créa-
tion primitive, mettre de nouveau la main à son œuvre à
chacune des transformations qui ont fait de la matière
première le Cosmos que nous a révélé la science moderne ?
Il faut donc admettre que cette matière, créée ou non,
recelait en elle la puissance transformatrice dont le déve-
loppement progressif a produit ce merveilleux Univers.
Voilà comment la philosophie de l'évolution s'impose à la
128 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
pensée moderne, quelque doctrine que l'on professe d'ail-
leurs sur l'origine première des choses. »
Nous ne pouvons nous abstenir ici d'une explication sur
cette théorie séduisante, où de grandes vérités se trouvent
alliées à de graves erreurs. Ce qu'elle renferme de vrai,
c'est la loi du développement universel, loi qui n'est pas
connue d'aujourd'hui seulement , mais dont les sciences
modernes, en étendant prodigieusement les limites de nos
connaissances de la nature, ont montré la merveilleuse
portée. Le monde, avec tout ce qu'il contient, se développe ;
tout vit ou se meut vers un but, rien n'est immobile : c'est
la loi. Elle gouverne les globes célestes et les atomes, les
corps bruts et tous les règnes de la nature, le monde phy-
sique et le monde moral, la terre et les hommes. De là ce
mouvement et ce progrès dans l'histoire générale du
monde; de là cette gradation dans l'apparition des êtres
à la surface de la terre; de là enfin cette continuité qui fait
que toutes les parties de la création se tiennent et sont
solidaires les unes des autres. Mais cette loi du dévelop-
pement nous oblige-t-elle à admettre le transformisme ? —
D'aucune manière; car le moins parfait ne peut donner le
plus parfait, le moins ne peut donner le plus. Il n'est pas
possible que de la matière brute soit sortie la vie avec toutes
ses merveilles ; il n'est pas possible surtout que de l'anima-
lité soit sortie la raison humaine, qui connaît l'infini et
aspire à le posséder. La loi du développement universel
s'explique donc, comme l'ordre et l'harmonie de l'univers,
par les conseils très sages d'une Providence et par l'action
toute-puissante de l'Auteur des choses.
Mois du moins ne pouvons-nous pas admettre que le
Créateur ait donné à la matière, dès l'origine, une puis-
sance telle qu'elle se soit transformée ensuite d'elle-même
aux moments marqués par sa Providence? De même que
l'insecte se métamorphose quand il est arrivé à une cer-
taine période de son existence, ainsi la matière, créée de
Dieu et ayant reçu à l'origine la force nécessaire pour tout
développement ultérieur, se serait organisée d'elle-même,
à un moment donné, en plante, puis en animal, etc. On
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 1 29
fait une exception pour l'àme humaine, qui est spirituelle,
et qui a été créée à l'image de Dieu. Mais on estime qu'en
satisfaisant aux autres prétentions de l'évolutionnisme,
système avec lequel il faut de plus en plus compter, on le
conciliera très bien avec le spiritualisme et la foi chrétienne.
Cette conception d'un Dieu créateur, qui détermine dès
l'origine dans la matière toutes les générations futures,
paraît même mieux s'accorder avec l'idée que nous devons
nous faire delà sagesse et de la puissance infinies. L'inter-
vention de l'ouvrier dans le fonctionnement de son œuvre,
accuse, en effet, une double imperfection: l'une dans
l'œuvre elle-même, incapable de se suffire ; l'autre dans
l'ouvrier, qui manque de savoir ou de savoir-faire.
Cependant, malgré ce que ce raisonnement présente de
spécieux, nous persistons à regarder cette conception de la
création et de son développement comme insoutenable en
philosophie. En effet, les partisans de cette évolution mi-
tigée, admettent, comme l'admet M. Vacherot, qu'il y a
dans les corps une puissance de transformation, en vertu
de laquelle, par exemple, à un moment donné, une portion
de minéral se change en plante. Mais cette puissance de
transformation ne peut être une force mécanique ou phy-
sique ; elle doit être du même ordre que les effets qu'elle
produit : c'est donc une force vitale, et une force telle
qu'elle constituera un individu organisé avec tout ce qui
lui est nécessaire et capable de se reproduire. Mais cette
force vitale si complète, puisqu'elle est déjà toute la vie
végétative ou animale en principe, ne subsiste pas sans un
sujet ou une substance qu'elle détermine et spécifie, puis-
qu'elle est son attribut essentiel le plus noble. La matière
où réside une pareille force, n'est donc pas une matière
brute, inorganique; elle est déjà une matière vivante, au
moins en principe : c'est un germe tout au moins. Or le
germe, si lent soit-il à se développer, est du même ordre
et de la même espèce que l'être organique dont il est la
cause. Donc, la matière qui pourrait, par sa propre vertu,
se transformer en plante et en animal, ne serait déjà plus
une simple matière, elle appartiendrait en réalité à tous les
1 3o T'X SPIRITUALISME SANS DIEU
ordres de la nature. Nous aboutirions ainsi à la confusion
des règnes, des genres et des espèces.
L'erreur des partisans de cette évolution mitigée, comme
aussi des transformistes qui rejettent une âme spirituelle
et un Dieu créateur, provient de ce qu'ils ne distinguent pas
convenablement les causes formelles de la cause matérielle.
Celle-ci est un principe intrinsèque et passif de tous les
êtres corporels de la création ; en ce sens, la matière est
tout en puissance passive : elle peut devenir plante, animal,
entrer dans le corps humain, concourir à notre vie sensible
et même à notre vie intellectuelle. Mais cette matière n'est
spécifiée, elle n'est déterminée que par quelque forme
substantielle, c'est-à-dire un principe intrinsèque, essen-
tiel et actif, dont l'efficacité ne s'étend pas au-dessus de sa
propre espèce, car le moins ne donne pas le plus. A ne
considérer que la matière première, principe commun des
choses sensibles, il n'y a pas de distinction entre les corps :
ce sont les formes qui introduisent les différences essen-
tielles, la stabilité des espèces et l'harmonie. Au-dessus de
toutes les formes substantielles est une première cause
efficiente. Dieu, qui les a produites et dont la Providence
avait prévu et marqué dès l'origine le développement de
l'univers. Il n'a point à intervenir par un acte de création
ni par un acte de production dans le cours de la vie univer-
selle; caria conservation et la multiplication des espèces
vivantes s'accomplit suivant certaines lois posées dès l'ori-
gine. Les causes secondes ont une vertu propre, propor-
tionnée à leur nature, et elles agissent efficacement avec le
seul concours de Dieu. Mais si des espèces proprement
dites, si des règnes nouveaux apparaissent à la surface de la
terre, son intervention est nécessaire ; lui seul peut pro-
duire le premier être qui sera l'origine de son espèce. Cette
production n'est pas une création proprement dite, car
Dieu ne fait pas de rien les espèces végétales ou animales :
il se sert à cet effet d'une matière préexistante; mais cette
production est une œuvre divine, au moins médiatement,
car elle a Dieu pour auteur principal. Cette intervention ne
diminue en rien la sagesse et la puissance du Créateur.
UN SPIRITUALISME SANS DIEU I S I
// n'y a rien de jnl dans la maison de Jupiter^ disait un
ancien : le même Dieu qui veille sans rien perdre de sa
grandeur sur le moindre insecte et sur l'atome, peut sans
déchoir former et semer lui-même les premiers germes
que sa be'nédiction ensuite fera lever. Cette intervention
n'accuse pas une défaillance en Dieu ni une imperfection
dans son œuvre : elle marque seulement l'indigence et la
dépendance naturelles de la créature.
A plus forte raison devons-nous repousser l'hypothèse
de l'évolution telle qu'elle est présentée par les évolution-
nistes les plus décidés. Ceux-ci, en effet, ne suppriment
pas seulement les formes substantielles et toute distinction
absolue entre les espèces : ils suppriment encore la divinité
et étendent l'hypothèse de l'évolution jusqu'à l'âme
humaine. M. Vacherot n'oppose pas toujours assez sa
doctrine à la leur. Sans doute, l'évolution qu'il soutient
n'est pas, il l'espère du moins, une évolution fatale, c'est-
à-dire sans idéal et sans liberté. Il remarque très bien que
l'évolution de l'éther, de la matière pondérable et des corps
vivants n'explique rien, si l'on ne suppose une finalité, une
idée, (f C'est l'unité en tout, dit-il, qui fait l'ordre, et c'est la
pensée finale qui fait l'unité. Il n'est pas nécessaire, comme
le veut le panthéisme, d'identifier le monde avec Dieu pour
comprendre l'ordre cosmique. Il suffit d'y mettre la pensée
divine qui fait l'unité. » — Cela est vrai, mais une fois
encore nous ferons observer que la pensée suprême qui
donne à Tunivers sa merveilleuse unité, ne peut pas être
séparée d'un Dieu souverainement intelligent et puissant,
en même temps cause efficiente et cause finale. La pensée
divine ne peut rien, elle n'est rien, si elle n'est la pensée
d'un Dieu conscient, personnel et tout-puissant.
M. Vacherot se sépare avec raison de M. Spencer, qui
rejette la finalité et n'admet qu'une évolution fatale; mais
nous ne pouvons le suivre quand il ne place à l'origine des
choses qu'un parfait purement idéal. Le parfait, et un par-
fait réel, est absolument avant l'imparfait; l'infini réel est
avant le fini. La seule priorité qu'on puisse accorder à l'im-
parfait sur le plus parfait, c'est une priorité relative, par
\:>2 UN SPIRITUAL[SME SANS DIEU
exemple une priorité de mo3^en ou de connaissance. C'est
ainsi que nous connaissons l'imparfait avant le parfait et
que le moins parfait peut servir à atteindre et même à
réaliser, à composer le plus parfait. Les évolutionnistes
n'ont pas saisi toutes ces différences et ils ont conclu d\me
priorité relative à une priorité absolue. Parce que la matière
entre comme un élément dans tous les corps, ils l'ont
regardée comme un principe universel et suffisant -, ils ont
renouvelé ainsi l'erreur des anciens naturalistes grecs, si
bien réfutés par Anaxagore d'abord, puis par Platon et
Aristote. M. Vacherot ne partage pas cette erreur ou ne la
partage pas tout entière. Il a reconnu du moins que la
priorité appartient absolument à la cause finale sur la cause
matérielle ; seulement il n'a pas fait une juste part à la pre-
mière cause efficiente. Il ne veut pas reconnaître que le
monde est inexplicable sans un auteur intelligent, per-
sonnel, souverainement sage et puissant. En confondant
Dieu avec Tétre universel, il est obligé de lui refuser la
personnalité, une existence et des perfections indépendantes
de ce monde ; et en le mêlant essentiellement au monde, il
donne la main aux panthéistes. Vainement ensuite il assure
contre eux que le monde et Dieu ne sont pas identiques,
qu'ils ne forment pas une même substance : Dieu et le
monde ne se distinguent plus que logiquement, comme
l'être universel se distingue des êtres particuliers; or cette
distinction ne suffit pas. L'évolution qu'il tâche ensuite de
substituer à la création ex nihilo et aux œuvres divines, est
également inadmissible : elle confond tous les degrés
d'être. Ce n'est pas sur ce terrain que la philosophie
ancienne et la science moderne pourront se réconcilier et
contracter une alliance durable.
La science positive demande aujourd'hui à la philosophie
des concessions injustes, qui seraient pernicieuses à la
science elle-même. Elle le comprendra certainement plus
tard, si la philosophie de son côté use à la fois de modéra-
tion et de fermeté. Qu'elle ne cède sur aucun principe es-
sentiel de la métaphysique, de la ps3xhologie, de la morale.
Sous prétexte de terminer une guerre désavantageuse aux
UN SPIRITUALISME SANS DIEU I 33
deux parties qui la soutiennent, elle ne doit point pactiser,
contre toute justice, avec une science incomplète qui la
ruinerait par ces concessions, en attendant qu'elle se dé-
mentît elle-même. M. Vacherot dépasse le but, il pose mal
les conditions de la paix et de l'alliance. Il faudra toujours
opposer, quoi qu'il dise, l'esprit à la matière, Dieu à la
nature, l'ordre surnaturel à l'ordre naturel. Ce n'est pas
que les rapports de tous ces termes entre eux ne soient
intimes et constants, mais ils n'engendrent aucune con-
fusion. M. ^^acherot sacrifie injustement chacun d'eux à
son opposé. Il croit servir la cause du spiritualisme en
expliquant la matière d'une manière spirituelle ; mais la
matière ne monte guère de cette manière qu'à la condition
que l'esprit descende. Il croit mieux résister au panthéisme
en n'opposant plus Dieu à la nature; mais il ne voit pas
que si Dieu est quelque chose dans la nature, il doit être
tout. Enfin il nie le surnaturel ou l'explique comme un pur
s3aTibole; mais il supprime arbitrairement ou néglige d'ex-
pliquer un ensemble de faits prodigieux, avec lesquels la
raison des philosophes devrait mieux compter. Il ne voit
pas qu'en fermant obstinément les yeux devant les faits de
l'ordre surnaturel, on se prépare à méconnaître l'ordre des
faits purement spirituels, qui est immédiatement inférieur :
le rationalisme prépare le positivisme.
Parmi les explications qui terminent le Nouveau Spiri-
tualisme^ il en est qui paraissent inspirées par la plus belle
et la plus pure philosophie ; mais elles ne corrigent pas les
doctrines précédentes. « Le Dieu de la métaphysique, nous
dit-on, loin d'être une simple loi de l'être, est l'Etre par
excellence, le fond même de toute existence^ la cause pre-
mière de toute activité. Il est TEtre des êtres, la Cause des
causes, la Fin des fins. Voilà comment il est le véritable
absolu. » Sauf en un point, cette déclaration nous paraîtrait
irréprochable; on la croirait tombée des lèvres d'un déiste
ou même d'un philosophe chrétien. Mais elle n'a point
sous la plume de M. Vacherot le sens aussi correct que
profond qu'on serait disposé à lui prêter. Il faut expliquer,
en effet, cette définition par la proposition fausse et pan-
1 34 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
théiste qu'elle contient. C'est au sens propre que, d'après
M. A'acherot, le Dieu de la métaphysique est le fond de
toute existence ; d'où il suit qu'il ne peut être séparé de la
nature et que par lui-même il est indéterminé, impersonnel
et inconscient. Quant au Dieu de la psychologie, il n'est
qu'un idéal, il n'existe pas, ou n'existe que dans notre
pensée. Est-il possible, sans abuser du langage, de con-
server à ces deux objets de la pensée le nom de Dieu ? La
théodicée de M. Vacherot est donc nulle, puisqu'elle sup-
prime l'objet même de cette science. Ce qui lui reste encore,
c'est une métaphysique mutilée. Il démontre très bien
contre les positivistes que les sciences ont besoin d'une
connaissance supérieure, qui embrasse le monde moral et
le monde invisible, qui cherche les raisons, les causes, et
ramène tout à l'unité. Mais il n'arrive pas à déterminer
suffisamment les différences de l'esprit et de la matière, ni
à montrer qu'à la dernière fin répond une première cause
efficiente.
En résumé, un spiritualisme imparfait, une métaphysique
incomplète, une théodicée apparente, telle est la philoso-
phie de M. Vacherot. Et cependant il ne veut pas abandonner
ces débris; il les défend contre le positivisme et le maté-
rialisme modernes avec un savoir, une conviction et une
énergie qu'on voudrait voir au service d'une meilleure
doctrine. Le spectacle de la guerre faite à Dieu et à la
religion par un athéisme prétentieux et ignorant, une
impiété railleuse et violente, l'irrite et l'attriste plus encore.
On ne peut lire, sans éprouver une secrète et profonde
sympathie pour celui qui les a écrites, ces dernières lignes
du Nouveau Spiritualisme : « Jadis nos rois avaient leurs
bouffons qui mêlaient à leurs folies quelques paroles de .
raison. Le roi de nos jours, qu'on appelle le public, a les
siens qui le font rire a tout prix, sans le faire réfléchir. Rire
des choses nobles, cela s'est vu. Rire des choses saintes, cela
se voit plus que jamais. Pour rire de Dieu, et de cette façon,
il faut une sorte d'esprit qui fait honte à l'esprit. Je n'ai
pas encore assez mauvaise opinion de mon temps pour
croire que ce rire soit devenu contagieux. Mais n'est-ce
UN SPIRITUALISME SANS DIEU l3?
pas triste pour un vieux libre penseur, qui a vécu dans la
pense'e de l'Infini et ne veut pas mourir sans murmurer
son nom ? » — Puisse ce nom divin éclairer enfin tous ceux
qui le prononcent avec le même respect et avec le même
amour de la vérité.
Nous signalerons, en terminant, plusieurs articles remar-
quables, qui ont paru eli même temps que les nôtres dans
différentes revues, et concernant également le Nouveau
Spiritualisme de M. Vacherot, ou du moins provoqués par
cet ouvrage. Ils sont dus aux plumes les plus autorisées et
nous rassureraient pleinement, si nous pouvions craindre
de nous être trompé, en accordant à l'examen de la philo-
sophie deM.Vacherot une importance et une étendue excep-
tionnelles. Le premier est de Mgr d'Hulst, recteur de
l'Institut catholique de Paris, qui a publié dans les ^^z^z^iito
de Philosophie clij^étienne. n° d'avril, un compte rendu
critique, peut-être un peu succinct, dont nous acceptons
toutes les conclusions. Nous signalerons en second lieu un
article plus considérable, publié dans la Revue des Deux-
Mondes^ du i^^' juin. Signé deM. Paul Janet, professeur à la
Sorbonne, il a pour titre : Le Testament dhin Philosophe.
L'auteur s'y attache principalement à marquer les varia-
tions plus ou moins notables qu'a subies la philosophie de
M. Vacherot, et à montrer que l'auteur du Nouveau Spiri-
tualisme s'est rapproché sensiblement des autres disciples
ou successeurs de Victor Cousin. Mais, dans son désir d'at-
ténuer les différences des doctrines et de ménager des
rapprochements, M. Janet arrive à de périlleuses conces-
sions ; il adopte des formules inacceptables et grosses d'er-
reur. On en jugera.
D'abord il remarque très bien que M. Vacherot admet
finalement certains principes qui, parfaitement compris,
impliquent une théodicée irréprochable. Tels sont les sui-
vants : Dieu ne devient pas, il ne se fait pas; il est réel ;
il se distingue du monde ; il est cause créatrice et cause
finale suprême. M. Janet se flatte d'avoir été pour quelque
chose dans cette dernière concession. Elle est importante.
I .•)6 UX SPIRITUALISME SANS DIEU
sans doute, non moins que les précédentes ; mais nous
avons vu comment M. Vacherot les interprète et maintient
concurremment d'autres déclarations, qui suppriment Dieu
ou le confondent avec la nature. M. Janet passe un peu légè-
rement sur celles-ci ; il paraît même ne les repousser qu'im-
parfaitement. C'est ainsi qu'il accorde à M. Vacherot que
Dieu n'est pas personnel. « Concluons, dit-il que Dieu
n'est pas une personne, mais qu'il est l'essence et la source
de toute personnalité; il est ce qui rend la personnalité
possible; il n'est pas impersonnel, mais il est supraper-
sonnel. (p. 576). )> Si M. Janet veut dire sei;lement que la
personnalité divine est incomparablement au-dessus de la
nôtre, qui est la seule que nous connaissions directement,
nous ne le contredirons pas. Nous dirons aussi, pour la
même raison, que Dieu est supra-intelligent , supra-spirituel
etc.; mais le caractère suréminent de son intelligence et de
son esprit ne nous permet point de nier cette intelligence
ou cet esprit. Pourquoi donc la disproportion qu'il y a de
la personnalité divine à la nôtre nous permettrait-elle
de dire que Dieu n'est pas une personne? M. Janet accorde
que Dieu est esprit, bien que l'esprit exclue la matière :
pourquoi refuse-t-il d'accorder que Dieu est personne,
bien que le moi exclue le non-moi? Il croit faire Dieu plus
grand en ne lui assignant aucune personnalité; mais l'in-
fini n'est pas diminué en se distinguant personnellement
du fini. De plus, s'il n'y a pas de distinction personnelle
entre l'infini et le fini, que deviendra la distinction de
nature, de substance et d'essence ? Il y a ici un grave dan-
ger que M. Janet semble d'autant moins apercevoir qu'il
s'y expose plus volontiers. Après avoir fait au panthéisme
cette concession imprudente, voici en effet ce qu'il ajoute :
c( Mais si nous suivons le panthéisme jusque-là, nous
l'abandonnons au moment où, après avoir maintenu
contre le théisme exclusif le privilège suprême de l'infinité
et de l'être, il abandonne et corrompt son propre principe
en faisant du fini le mode d'existence nécessaire de la divi-
nité. Oui, r infini est au fond l essence^ et si Von veut même
la substance du fini\ mais faut-il admettre la réciproque? )>
UN SPIRITUALISME SANS DIEU l :)J
En vérité, qu'aurons-nous gagné contre le panthéisme, si,
en refusant de lui accorder que le fini constitue l'infini,
nous reconnaissons cependant avec lui que l'infini cons-
titue le fini, qu'il en est l'essence et la substance? Mais
nous ne voulons pas insister outre mesure sur cette affir-
mation qui a échappé peut-être à son auteur : il nous suffit
de la souligner.
Ce qui suit n'est pas de nature à la corriger. M. Janet
insinue que par la conscience nous pouvons atteindre non
seulement notre être, mais encore l'être, c'est-à-dire Dieu.
« L'être est inné à lui-même, dit Leibniz. N'est-ce pas dire,
ajoute M. Janet, qui abuse ici d'un mot profond, que nous
sentons l'infini dans le fini, et ne peut-on aller jusqu'à
dire avec M. Ravaisson, que nous sentons Dieu en nous,
et suivant sa belle expression « qu'il nous est plus intérieur
que notre intérieur » ? Si Ton admet, en outre, avec Des-
cartes, que la volonté est infinie, absolue, dire que nous
sentons en nous la volonté, n'est-ce pas dire que nous
sentons l'infini? Dire que nous avons conscience du libre
arbitre, n'est-ce pas dire que nous avons conscience d'être
au-dessus de la chaîne des phénomènes ? Or, cela n'est
vrai que de Dieu. Sentir le libre arbitre, c'est donc sentir
Dieu en nous, etc. )> On conçoit que ce Dieu, objet de cons-
cience, soit celui de philosophes plus ou moins séduits
par les théories allemandes, mais il n'est certainement pas
le Dieu du vrai spiritualisme, ni ^ plus forte raison le Dieu
chrétien. Celui-ci remplit tout de sa présence, de son action
et de sa grâce ; mais il ne saurait abandonner sa person-
nalité, ni, à plus forte raison, partager avec nous un fonds
commun de nature ou d'essence; il n'est pas l'objet de
notre conscience, mais seulement l'objet de notre raison,
de notre foi et de notre amour. Ne serait-ce point assez?
Nous repoussons donc et le panthéisme et le panen-
théisme, tel que l'explique M. Janet.
Un troisième article que nous devons signaler est celui
que M. Lachelier a publié dans la ^evue philosophique^
numéro de mai : il a pour titre : Psychologie et Métaphy-
sique. L'auteur s'y montre fidèle comme par le passé à une
l38 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
sorte d'idéalisme, qu'il essaie vainement d'établir, et qui a
plus d'affinité qu'il ne le pense avec le panthéisme. Et
d'abord, c'est en vain que M. Lachelier tente de détruire
l'objectivité de l'étendue. Celle-ci, ou plutôt la matière,
dont elle n'est qu'une qualité, ne se résout pas en élém.ents
simples et subsistants, mais bien en éléments indécompo-
sables eux-mêmes qui ne subsistent que conjointement, à
savoir la matière première et la forme substantielle. L'ob-
jectivité de l'étendue n'est donc pas impossible, contradic-
toire ; ses éléments ne sont pas indéterminables, mais leur
existence est réelle et antérieure à l'étendue. De plus, la
perception, disons mieux, l'illusion elle-même d'une éten-
due ne se conçoit pas sans la réalité d'une étendue, c'est-
à-dire que l'étendue, par là même qu'elle est perçue
ou imaginée, est un fait distinct de la pensée. C'est ce que
nous avons montré précédemment, et ce n'est pas le lieu
de nous étendre davantage sur ce sujet. Or, si notre thèse
est vraie, c'en est fait du principe de l'idéalisme.
Mais là ne se borne pas l'erreur de M. Lachelier. D'après
lui, non seulement le monde extérieur n'est qu'un épa-
nouissement de la conscience, mais encore la conscience,
du moins la conscience supérieure, intellectuelle, ne re-
lèverait que d'elle-même dans son développement. M. La-
chelier est ainsi amené à expliquer le 77îoi humain et la
liberté humaine comme si ce moi et cette liberté étaient
absolument primitifs et divins. Il n'est que trop facile de
voir combien cette méthode, avec les résultats qu'elle en-
traîne, est favorable au panthéisme. Qu'on en juge par
quelques citations.
Voici comment M. Lachelier définit le moi : « Nous
sommes, en nous-mêmes, l'acte absolu par lequel l'idée de
l'être, sous sa troisième forme (i), affirme sa propre vérité ;
nous sommes, pour nous-mêmes, le phénomène de cet
acte, ou cette rétlexion individuelle par laquelle chacun de
nous affirme sa propre existence... L'acte par lequel nous
(i) Cette troisième forme de l'être, c'est l'être verbe ou copule ; la
deuxième forme, c'est l'être attribut ; la première, c'est l'être sujet.
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 1 Sq
affirmons notre propre être le constitue... tout entier, car
c'est cet acte même qui se réalise et se fixe dans notre
caractère, et qui se manifeste et se développe dans notre
histoire. Il ne faut donc pas dire que nous nous affirmons tels
que nous sommes, mais, au contraire, que nous sommes
tels que nous nous affirmons... w (p. 5i5, 5i6). On voit
que M. Lachelier se montre le disciple des philosophes
allemands. C'est d'eux également qu'il s'inspire pour dé-
finir la liberté humaine. « Nous créons tous les instants
de notre vie, dit-il, par un seul et même acte, à la fois pré-
sent à chacun et supérieur à tous. Nous avons conscience,
dans chaque instant, de cet acte et, par suite, de notre
liberté; et, d'un autre côté, lorsque nous considérons ces
instants les uns par rapport aux autres, nous trouvons
qu'ils forment une chaîne continue et un mécanisme in-
flexible. Nous accomplissons, en un mot, une destinée que
nous avons choisie, ou plutôt que nous ne cessons pas de
choisir : pourquoi notre choix n'est-il pas meilleur, pour-
quoi préférons-nous librement le mal au bien, c'est ce
qu'il faut, selon toute apparence, renoncer à comprendre.
Expliquer d'ailleurs, serait absoudre (?), et la psychologie
ne doit pas expliquer ce que condamne la morale (!). »
On voit, par ces quelques citations, que M. Lachelier
n'est pas près de renoncer au langage « sibyllin » que lui
reproche M. Vacherot. Sans nous en plaindre autrement,
sans nous arrêter non plus aux concessions injustes qu'il
fait au mécanisme, nous remarquerons que la liberté qu'il
veut bien prêter à l'homme, a plus d'un trait de ressem-
blance avec la liberté divine. Dieu est libre, en effet, dans
tous ses actes extérieurs, mais par un seul et même conseil,
qui ne change jamais. Les choses se déroulent conformé-
ment à ce conseil immuable et libre tout ensemble. Mais
qui ne comprend dès lors que cette liberté, qui se vérifie
pourDieu, acte pur et intelligence infiniequivoittout dans
le même instant, est chimérique s'il s'agit de l'homme? La
liberté de l'homme doit suivre la condition de son intelli-
gence ; ses déterminations varient donc comme les conseils
dont elle s'éclaire.
140 UN SPIRITUALISME SANS DIEU
Une autre étude qu'il nous faut signaler, et qui a été
provoquée par la publication du Nouveau Spiritualisme^
est celle que M. Franck, l'éminent professeur du Collège
de France, vient de commencer dans le Journal des Savants.
Nous regrettons que la première partie seulement ait paru
àce jour. L'auteur s'y montre, comme dans tous ses nom-
breux et savants écrits, fermement attaché aux principes
du spiritualisme traditionnel. Nul n'est mieux disposé
à les défendre contre toutes les attaques, venues d'écoles
d'ailleurs opposées entre elles. Il se déclare également
l'adversaire, et des empiristes qui veulent faire dériver
toutes nos connaissances de l'expérience externe, et des
ps3xhologues qui prétendent édifier une métaph3^sique et
une théodicée sans prendre ailleurs que dans le moi toutes
leurs informations. C'est dire que 1 es théories de M. Ra-
vaisson et de M. Lachelier ne trouvent pas grâce devant
lui : il les réfute avec une grande force. Cependant le spiri-
tualisme, d'ailleurs si noble et si élevé de M. Franck, ne
nous paraît pas satisfaisant. M. Franck, en effet, croit
devoir maintenir contre M. Vacherot certains points de la
doctrine de Cousin, qui sont étrangers au véritable spiri-
tualisme et ne peuvent lui susciter, aujourd'hui surtout,
que des embarras. Il pense, avec le maître, que les idées
absolues sont l'objet d'une simple intuition, d'une aper-
ception spontanée. Il estime que l'idée du parfait, de l'infini
n'est pas suggérée par l'idée de l'imparfait et du fini. C'est
avec une vivacité, à laquelle paraît se mêler quelque indi-
gnation, qu'il s'élève contre Topinion contraire. Nous ne
dirons rien de la raison impersonnelle , qu'il s'efforce de
maintenir de quelque manière, mais avec des explications
et de sages réserves. Ainsi corrigé et atténué, le spiritua-
lisme de Cousin est-il le vrai, est-il même admissible? Nous
ne^royons pas : il pêche et il faiblit par son exagération
même; et nous persistons à croire, avec M. Vacherot, que
« cette sorte de révélation rationnelle que l'école éclectique
a empruntée à la tradition platonicienne... n'a pas tenu
devant l'analyse et la critique de la science contemporaine.
La théodicée n'est pas si facile que l'a cru cette école. »
UN SPIRITUALISME SANS DIEU 141
C'est en vain que M. Franck réplique : « Cette analyse et
cette critique contemporaines dont on parle avec tant d'or-
gueil et une si naïve confiance me font penser à ces gens à
qui les arbres dérobent la vue de la forêt. Que faites-vous
de l'esprit humain, de la raison humaine, de la foi de l'hu-
manité embrassés dans leur action, dans leur marche, dans
leur vie historique si puissante et si continue? Sans avoir
le moindre soupçon de la décomposition que vous lui faites
subir, et on peut l'assurer, sans en prendre souci si elle la
connaissait, la raison du genre humain, identique par son
essence à celle de l'individu (r), affirme spontanément (!),
avec uue confiance inébranlable, l'éternité, l'infinité, la
toute-puissance, l'insondable sagesse, l'idéale beauté,
l'absolue perfection de la loi divine, universelle, immuable,
qui commande aux actions humaines et à toutes les actions
d'un être libre et intelligent. »
Eh bien, non, la raison humaine, disons mieux la raison
individuelle, en dehors de laquelle il n'y a pas de raison
humaine et impersonnelle, n'affirme pas spontanément et
invinciblement toutes ces grandes vérités ; mais elle n'y
arrive qu'avec lenteur, et à travers mille dangers, si Dieu,
suppléant à sa faiblesse et à son ignorance native, ne les
lui révèle par la foi, qui est une grâce, ou ne les lui enseigne
par la tradition, qui est un autre don précieux.
Après cet examen supplémentaire, notre conclusion sera
donc toujours la même. Le spiritualisme qui rompt impru-
demment avec la philosophie chrétienne, est un spiritua-
lisme plus ou moins compromis, tantôt par ses prétentions
et tantôt par son insuffisance. Non pas certes que la seule
base inébranlable du spiritualisme soit un dogme défini.
Le spiritualisme, comme doctrine et vérité philosophique,
est fondé essentiellement sur l'évidence et la raison. Mais
la raison qui se défie de la foi, ou même qui la rejette injus-
tement, n'est pas loin de se trahir elle-même ; elle risque
de se perdre, tantôt par présomption et tantôt par désespoir.
Lyon. — Imprimerie Vitti': 6c i-^ettiiussEï,, rue Sala, 58.
Or
La Bibliothèque
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Date due
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